Sur les traces de Blaise Cendrars


 

Conseil aux lecteurs

Les pages qui suivent peuvent être lues par tout le monde. Néanmoins un avertissement s'impose. Ces pages supposent une certaine connaissance de l'oeuvre de Blaise Cendrars car afin d'entrer directement dans le coeur du sujet il ne sera pas proposé de vue d'ensemble de cette oeuvre. De ce fait on pourra trouver cette étude limitée. C'est le choix qui a été fait. Il n'y aura pas de généralité mais des faits, rien que des faits argumentés. Je me suis volontairement concentré sur la vie de l'auteur dans la mesure où cette vie fait partie intégrante de son oeuvre. Hormis dans ses romans, l'oeuvre de Cendrars est un maëlstrom où il se met volontiers en scène. La vie de Blaise Cendrars, telle qu'il nous la raconte dans son oeuvre : tel est l'objet de ces pages.

 

Un personnage hors du commun

Les choses commencent lorsque, adolescent, je découvre Blaise Cendrars. Je tombe sur Bourlinguer. D'emblée c'est le coup de foudre. Tout me plaît chez lui, le ton, la liberté, les voyages, le côté protéiforme du personnage : je découvre que dans la vie on n'est pas obligé de choisir une voie, une direction. Il est possible d'avoir plusieurs existences dans la même vie ! Au moment où il faut faire des choix qui vont nous engager pour l'avenir, peut-être pour la vie, c'est extraordinaire. Chacun de nous peut, s'il le désire, avoir plusieurs vies. Au fil du temps je vais découvrir ses autres livres, ses romans d'aventure l'Or, Rhum puis Moravagine qui m'accroche moins. Son oeuvre poétique Au coeur du Monde, du Monde Entier. Mais inlassablement je reviens à sa vie : l'Homme foudroyé, la Main Coupée, Aujourd'hui. Et même dans ce qui n'est pas considéré comme particulièrement autobiographique Trop c'est trop, d'Oultremer à Indigo je le devine fort de tout ce qu'il a vécu, derrière chaque mot de son récit. Les années ont passé. Je ne suis plus un adolescent, j'ai une vingtaine d'années. Mais la passion est restée intacte. Nous sommes à la fin des années 60, en 1968, 1969. Peu à peu germe en moi l'idée qui s'impose comme une évidence : en savoir plus. J'ai envie de creuser. Les mots ne me suffisent plus. Je veux me rapprocher de ce qu'il a vraiment été. Je sais qu'il est mort il y a un peu moins d'une dizaine d'années, en 1961. Je pense néanmoins que je peux partir à sa recherche, retrouver les lieux qu'il a fréquentés, les personnes qui l'ont connu. Derrière l'existence de papier je sais qu'il y a une vraie vie : c'est celle-là que je veux retrouver. Pour mener à bien cette tâche je trouve un prétexte. Je ne peux pas me présenter comme un lecteur, passionné certes, mais comme un simple lecteur. On me répondrait "vous aimez Cendrars, c'est bien, continuez ..." A cette époque-là je suis étudiant en philosophie à l'Université. J'y passerai trois ans jusqu'à la Licence, 1968-69-70. Aussi c'est tout naturellement que je trouve ce subterfuge. J'invente une prétendue thèse sur la vie de Blaise Cendrars, thèse qui devrait aboutir à une publication dans le cadre de l'Université mais aussi donner lieu à un livre accessible au grand public. Ce simple sésame va m'ouvrir toutes les portes ...

 

Saint Segond

La première personne avec qui j'entre en contact est Julie du Tremblay. C'est une amie de Blaise Cendrars qu'elle a connu après la seconde guerre mondiale. L'auteur la tenait en suffisamment grande estime pour lui dédier un chapitre de Trop c'est trop intitulé : "je monte à Paris pour le lancement de Bourlinguer (printemps 1948)". Je la rencontre à Monte-Carlo, avenue Hector Otto, où elle vit avec une amie, Mme Wilen. C'est une dame très agée qui me raconte que lorsque celui-ci était établi à Villefranche sur mer, à Saint Segond, avec Raymone sa femme, autour de 1948, elle venait les voir, le dimanche, parcourant la distance Monte-Carlo - Villefranche sur son vélo. Elle me rapporte quelques anecdotes, comme celle-ci, qu'elle tient de la bouche de Cendrars lui-même. Cela se passait aux environs de Poitiers. L'auteur s'était arrêté au bord de la route, devant une petite chapelle, pour aller rendre une petite visite à la statue de la Sainte Vierge locale. Appuyé contre la bâtisse, un échafaudage en barrait l'entrée. Celui-ci était disposé de telle sorte que la seule façon de le franchir consistait à se glisser par en-dessous, sur une hauteur qui ne devait pas excéder celle d'un lit. Voilà donc notre Blaise Cendrars, rampant dans la poussière, s'aidant tant bien que mal de son bras unique. Dans l'obscurité, sa progression est soudain arrêtée par une masse tiède et geignante. Il s'agissait de la boulangère du village, une femme d'une certaine corpulence, coincée sous l'échafaudage ! A défaut d'action de grâces rendues à la Vierge, Cendrars aurait rendu ses hommages à la dame... L'histoire ne dit pas si le poète aida ensuite la dame à se sortir de ce mauvais pas.

Elle me dit aussi tenir cette autre histoire de Cendrars lui-même. Celui-ci se souvenait, alors qu'il n'était pas encore né, des visites que son père rendait à sa mère. Un passage de Bourlinguer me revient en mémoire. Cendrars parle de son poème Le ventre de ma mère. Il y écrit : Ce poème a scandalisé les femmes. Je ne voulais scandaliser qui que ce soit; mais je cherchais à localiser cette sensation externe, toujours la même et qui se répétait du fait des bourrades de mon père, m'ébranlait le crâne dont les soudures n'étaient pas encore faites, me touchait le cerveau, sensation si désagréable que je finis pas l'intérioriser et en prendre conscience, au point de m'en être souvenu et d'avoir pu l'exprimer en poésie. Il n'y a pas scandale.

Ce poème est le seul témoignage connu jusqu'à ce jour de l'activité de la conscience chez un foetus ou, tout au moins, de l'ébauche d'une conscience prénatale.
Je rapporte ce passage à Julie du Tremblay, non pas mot à mot mais dans sa substance car je ne le connais pas par coeur. Elle me dit à nouveau qu'elle tient cette narration de Cendrars lui-même, baissant les yeux, pudiquement.

Elle me dit qu'il faut absolument que je connaisse Saint Segond à Villefranche. Elle ne parvient pas à remettre la main sur le numéro de téléphone de la propriétaire du lieu. Elle me le fera parvenir les jours prochains après avoir pris contact avec elle. Quelques temps plus tard je reçois un petit mot de sa part.

Cher ami de Blaise Cendrars

Vous aurez la joie
de connaitre St Segond.
Madame Puch Chaudoir
vous verra avec plaisir
au début de la semaine
vers le 11 ou le 12 avril

 

 

Je vous donne son adresse et son numéro de téléphone
Madame Puch Chaudoir
Villa St Segond
avenue Léopold II
Villefranche s/mer
T. 01 03 65
Elle attend votre coup de téléphone à partir du 11.
J'ai été ravie de vous connaître.

J. du Tremblay

Je suis allé voir Madame Chaudoir avec mon épouse. Saint Segond se trouve enfoui dans un vaste jardin à moitié sauvage. Tandis que nous remontons l'allée du parc, la propriétaire nous parle aussitôt de Cendrars qu'elle a cotoyé pendant trois ans. Pour notre plus grand bonheur, elle est intarissable. Après son séjour à Aix-en-Provence, l'écrivain cherchait quelque chose dans le midi. C'est Julie du Tremblay qui a indiqué cette propriété à Raymone. Celle-ci se composait d'une maison principale, massive, décorée de magnifiques boiseries, à laquelle était annexée, un peu plus loin une petite maison en longueur, à un étage, en grande partie mangée par le lierre. C'est cette dernière maison qu'ont occupé Cendrars, Raymone et la mère de celle-ci, Madame Duchâteau. Dans le domaine se trouve une petite chapelle qui porte le nom de Saint Segond et dont la construction remonte au XVIII ème siècle. Le poète propose à Madame Chaudoir de faire des recherches sur l'origine de ce saint. Un couvent lui répond :

Saint Segond
Chef de la Légion Thébaine
Martyr à Vintimille
26 août 286
Son corps transporté à Turin
Des guérisons miraculeuses à son tombeau
Patron de la ville de Turin

Au premier étage de la petite maison nous entrons dans la double pièce, toute en longueur, garnie d'une cheminée avec au fond la salle de bains puis, en enfilade, les chambres, y compris celle qu'occupait la mère de Raymone. Cendrars avait installé sa table de travail, dans la grande pièce, devant une des deux fenêtres donnant sur la magnifique rade de Villefranche. Plus bas on voit le faîte des arbres qui s'étagent dans le parc. Près de la fenêtre de gauche, sur le mur blanc, Madame Chaudoir nous montre une tache brunâtre de la taille d'une petite assiette. Elle nous dit que cette marque, c'est Cendrars qui l'a faite, à force de s'appuyer contre le mur, et - fait encore plus émouvant - avec le reste de son bras droit ! Elle envisage d'y faire apposer une petite vitre afin de la protéger si, toutefois, la pièce venait à être repeinte. C'était il y a une vingtaine d'années que Blaise Cendrars se tenait là lorsqu'il travaillait au Lotissement du ciel. Sa présence est encore palpable. Cette salissure qui est devenue une sorte de relique, l'atteste. Je repense à la photo où on le voit attelé à sa machine à écrire, s'appuyant précisémment sur ce mur.

 

 

Tous les jours il se lève à 5 heures du matin, hiver comme été. Il enfile un vieux pantalon de toile, un chandail, allume sa première cigarette puis va faire un grand tour dans le parc avec Wagon-lit, son chien. Tous deux empruntent l'allée qui grimpe jusqu'au château d'eau. Ils vont dire bonjour à Didine, l'âne. Le jour est complètement levé lorsqu'il revient à la maison. Il ferme la porte de la chambre où Raymone dort encore. Il s'installe devant sa machine à écrire et à part pour le petit-déjeuner et le repas de midi, n'en bougera plus jusqu'à 17 heures. Lorsqu'il fait beau et si Madame Duchâteau, alors très agée, peut se lever, les repas se prennent juste à côté de la maison sur la pelouse, au soleil, près d'une petite pièce d'eau et d'un banc de pierre ombragé. Des amis viennent les voir, les Braque par exemple, Cendrars et Braque étant de grands amis. Selon Madame Chaudoir, depuis son exposition de 1947 chez Aimé Maeght à Saint Paul de Vence, Braque vient souvent sur la côte d'azur. Chaque fois qu'il vient, il s'installe à Villefranche pour être plus près de Blaise. Raymone et Marcelle Braque sont elles aussi de grandes amies. On met les petits plats dans les grands et pour l'occasion tout le monde va prendre les repas dans la salle à manger de la grande maison, chez Madame Chaudoir. Le dimanche, c'est jour de relâche. Cendrars n'écrit pas. C'est aussi le jour où de nombreux amis viennent leur rendre visite, entre autres Julie du Tremblay qui arrive de Monaco, à califourchon sur sa bicyclette. Dès le lundi la vie monacale reprend et avec elle le travail régulier. La machine à écrire tinte à la fin de chaque ligne comme un métronome. Cendrars n'a pas de voiture et n'en veut pas. Il vit reclus, loin du monde et des mondanités. Son seul lien avec l'extérieur : la correspondance. Il reçoit un abondant courrier et en écrit un aussi abondant. Le jardinier de Saint Segond qui récupère le courrier au portail de la propriété et qui est chargé de poster celui de Cendrars s'en plaint gentiment, le brave homme. Il le fait volontiers pour "Monsieur Blaise". On ne sort que pour de très rares occasions. Madame Chaudoir se souvient d'une virée à La Gaude où Raymone tournait dans le film de Jean-Paul Le Chanois, l'école buissionnière, avec Bernard Blier dans le rôle de Célestin Freinet. Raymone y jouait le rôle d'une villageoise aveugle. Madame Chaudoir avait embarqué tout le monde dans sa voiture et cela avait été l'occasion d'un joyeux pique-nique au milieu des câbles et des projecteurs.

A l'extérieur Madame Chaudoir nous montre une corbeille où une petite chienne a donné naissance récemment à une portée de chiots. Cette chienne, nous dit-elle, s'appelle Syrah et est de la même famille que Wagon-lit, le chien que le jardinier de Saint Segond avait offert à Cendrars : la grand-mère de Syrah était une des soeurs de Wagon-lit ! Bien sûr, ces chiens sont bâtards. Wagon-lit était un bâtard cocker-épagneul; Syrah est sûrement bâtarde avec un labrador ... J'en fais une photo.

 

Madame Chaudoir nous a apporté un paquet d'enveloppes contenant de petits mots, parfois rédigés en style télégraphique, mots que Cendrars et Raymone lui adressaient lorsqu'elle s'absentait. Pendant que je les recopie, elle va faire un tour avec ma femme dans le parc.

 


Mot de Blaise Cendrars

Mardi 22 juin 1948
Madame Duchâteau est réinstallée dans sa petite chambre clopin-clopinante mais heureuse d'être avec nous. Quant à moi, je travaille.


Mot de Raymone

23 juillet 1948
Cendrars travaille et le dimanche nous faisons "tatane", repos comme les nègres. Beaucoup de visites. Mais dans la semaine travail pour tous ici.


Mot de Blaise Cendrars

Jeudi 5 août 1948
Raymone tourne à partir de demain. La maman Duchâteau va bien. Je suis toujours à dada sur ma machine à écrire. Wagon-lit perd ses dents de lait pour mieux nous mordre.


 

 

 

 


Mot de Blaise Cendrars

9 août 1948
Chère Denyse,
Nous sommes bien rentrés. Saint Segond dans toute sa splendeur. La maman de Raymone aussi bien que possible. Elle va même s'essayer à marcher aujourd'hui !
Raymone et moi vous embrassons.
Blaise


Mot de Raymone

29 août 1948
Nous vous bénissons !!! Chaque heure passée à Saint Segond est une petite idée du Paradis


Mot de Blaise Cendrars

Dimanche 19 juin 1949

Chère Denyse,
Je vous ai fait suivre un peu de courrier. Depuis votre départ, il a plu tous les jours. Hier c'était un véritable déluge. Aujourd'hui il fait beau. Tout le monde vous embrasse.
Blaise


Selon Denyse Chaudoir, Madame Duchâteau, Raymone et Blaise ont attrapé la grippe italienne qui les envoie tous trois au lit. Raymone, la première, est sur pied. Elle écrit :

13 août 1949
Blaise va mieux, mais quel horrible microbe !


 

Une fois revenues de leur promenade, Madame Chaudoir se dirige vers la cheminée, prend un objet oblond qui s'y trouvait posé et me l'apporte. Ca, vous savez ce que c'est ? dit-elle. Cela ressemble à une noix de coco. C'est effectivement une noix de coco. Et Madame Chaudoir de nous raconter son histoire. Un jour, T'Serstevens et sa femme Amandine Doré, en partance pour la Polynésie, avaient fait un crochet par Villefranche pour voir l'ami Blaise. Leur idée : le décider à abandonner quelques temps sa machine à écrire et partir avec eux. Mais Cendrars ne pouvait pas partir : le livre à remettre à l'éditeur, Raymone et sa mère qui se seraient retrouvées seules, loin de leurs habitudes parisiennes, alors que la raison principale de Saint Segond et de cet isolement volontaire, c'était lui. Partir n'avait pas de sens. Attristés, T'Serstevens et sa femme s'en sont donc retournés. En partant, Cendrars aurait dit à son ami : Je te souhaite de recevoir une grosse noix de coco sur la tête !
Quelques semaines plus tard, Cendrars reçut par la poste cette noix de coco, telle qu'elle, sans emballage. Comme sur une carte postale T'Serstevens y avait collé un timbre, d'un côté il avait écrit, à même sa surface, l'adresse de Blaise Cendrars et de l'autre un petit message. J'en ai fait deux photos qui ne sont pas d'excellente qualité, ce qui, accusé par le temps qui, déjà, a contribué à en effacer une partie de l'encre, n'en facilite pas la lecture.

Monsieur Blaise Cendrars
Saint Segond
Villefranche sur mer
Alpes Maritimes
France

Exp : A. T'Serstevens

 

A mon vieux Blaise,
en souvenir d'un coup manqué
Tetevini et Amatini
1948

 

Ce mot TETEVINI me rappelle un passage de Bourlinguer où Cendrars parle de T'Serstevens (vers le bas de la page).

 

Ainsi, cette signature TETEVINI est le surnom que les indigènes des Marquises ont donné à T'Serstevens. Ce que Cendrars ne rapporte pas dans Bourlinguer et que je suppose, alors que je tiens cette noix de coco dans les mains, c'est qu'AMATINI était le surnom ... d'Amandine Doré.  

 

 

T'Serstevens

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(photo de 1931)

Cela fait déjà quelques temps que je suis entré en contact avec Albert T'Serstevens, le fidèle ami de Blaise Cendrars. Je lui ai écrit pour lui faire part de mon projet. Il m'a répondu une assez longue lettre dont voici le contenu. L'original de cette lettre peut être lu en suivant ce lien.

 

Paris
24.VIII.69
19. Quai de Bourbon

Vous entreprenez là, mon jeune ami, un travail fort difficile car il y a bien de la différence entre la vie réelle de mon vieux Blaise et celle qu'il nous a donnée dans ses livres, encore moins avec celle qu'a formée la légende. Il se laissait aller dans ses récits à l'abondance de son imagination, s'inventait un tas de métiers, un tas de voyages, celui du Transsibérien par exemple. Mais qu'importe ! Car ceci nous a donné des pages admirables.
C'est pour ces raisons que je ne veux communiquer à personne les lettres que j'ai reçues de lui. Elles permettraient de retracer les vraies étapes de sa vie et d'effacer ainsi tout ce qu'il a pu dire de l'existence qu'il avait rêvée. Elles contiennent de plus de curieux renseignements sur ses méthodes de travail, ce qui doit rester le secret de notre métier d'écrivains. Notre amitié a toujours été confidentielle, et je me dois de ne pas lui donner un caractère public.

 

Dans vos enquêtes méfiez-vous de ce que pourraient vous dire des gens qui ne l'ont connu que lorsqu'il était déjà célèbre et qui par conséquent le voient à travers un prisme. Méfiez-vous surtout ... Mais je m'arrête, car enfin je ne vous connais pas et je ne sais jusqu'à quel point vous êtes capable de discrétion. N'oubliez pas que notre amitié a commencé en 1912 et qu'elle a duré jusqu'à sa mort, en moi bien au-delà, que j'ai donc connu ses femmes, ses enfants, ses métiers, ses voyages, ses ressources. Ce que vous pouvez savoir de tout cela a été grandement modifié par son entourage, et même par les siens.
Après tout, sa vie ce sont ses oeuvres, et là il ne cesse d'être admirable. Je sais pourtant qu'il n'a jamais mis les pieds dans le Transsibérien, mais je ne puis relire son poème sans avoir des sanglots dans la gorge, ni tous les mensonges de la tétralogie de Denoël sans m'éxalter devant des pages dignes des plus grands maîtres. Quelle que soit votre biographie, elle ne peut être que fausse, car ses proches entretiennent avec grand soin sa légende, et ses derniers amis n'ont pu connaître que sa superficie. On me donnerait dix millions pour écrire sa vie que je les refuserais, comme il m'est arrivé pour Verlaine au sujet de qui j'avais des documents si précieux - je les ai toujours - jusqu'à la page du registre d'écrou de Mons, mais aussi de telles révélations sur cet abominable personnage et sublime poète, que j'ai dû refuser d'écrire le livre que m'avait demandé Plon. C'était mon oncle Théodore T'Serstevens qui avait instruit l'affaire de Rimbaud. C'est tout dire ...
Sachez enfin qu'il n'y a jamais eu un être aussi parfait, aussi humain que Blaise - je parle de l'homme - et que celui-là vous ne le trouverez nulle part dans ses livres ni dans la conception de ceux qui l'ont connu trop tard.
Je vous salue en toute sympathie et vous souhaite bon travail et grand succès.

A. T'Serstevens


Un mois après avoir reçu cette lettre je le rencontre à Paris, où il me reçoit chez lui. En montant les escaliers de ce petit immeuble cossu de l'île Saint Louis, je lis sur la sonnette de la porte de l'appartement situé en dessous du sien : Cardinal Jean Danielou ... T'Serstevens m'invite à m'asseoir dans sa pièce de travail tapissée de livres jusqu'au plafond et ce, sur tous les murs, y compris autour des portes. C'est aujourd'hui un homme très âgé, voûté, qui va sur ses 84 ans. Nous nous engonçons dans deux fauteuils de cuir défoncés. En face de sa table de travail encombrée de livres et de piles de papiers, je vois sur ma gauche la banquette où Cendrars aimait s'installer, une bouteille d'alcool coincée sous le moignon.

D'emblée l'écrivain est on ne peut plus catégorique. Il va dans le sens de sa lettre et comme cet entretien n'est qu'oral, il se laisse aller à la franchise. Il emploie les mots de menteur, affabulateur, mythomane . Il me dit que tout, ou presque ce qu'a raconté Cendrars, il l'a inventé. Je suis éberlué. Lui, son ami, qui l'a connu mieux que personne me dire cela ! Je me doutais bien que, parfois, Cendrars avait dû broder un peu par rapport à la réalité. Mais à ce point ... Il reprend le fait que le poète n'a jamais pris le Transsibérien. La plus grande partie de ses voyages, excepté ceux d'Amérique du sud, il les a inventés. Charlie Chaplin avec qui il aurait été jongleur, invention. Cendrars et le cinema ? Exagération. Il a effectivement travaillé avec Abel Gance sur la Roue mais comme homme à tout faire et comme trésorier. C'est lui qui payait les figurants, achetait les matériaux pour construire les décors. Abel Gance n'ayant aucune notion de l'argent dépensait sans compter. Un jour la caisse se trouva vide. Sans sourciller Cendrars dit à Gance : Mais mon vieil Abel, je te sais si dépensier qu'avec tout ce que tu as gaspillé, je t'ai ouvert un compte ... Et le film put continuer. A propos de ses femmes, il me dit que sa première femme, Fela Poznanska, il ne l'a jamais aimée. Quant à Raymone, c'est elle qui ne l'a jamais aimé. Lui, l'adorait. T'Serstevens va plus loin me disant que Raymone éprouvait un dégoût physique pour lui. Que d'ailleurs leur mariage a été un mariage blanc. Ceci de l'aveu de Cendrars lui-même à T'Serstevens et de Raymone à sa femme. Cet amour impossible fut un des drames de sa vie puisque Raymone a été le seul, l'unique grand amour de Cendrars. Il me dit aussi que si, en 1949, elle a consenti au mariage c'était en vue de l'héritage, le succès et la gloire commençant à poindre.

J'ai rencontré T'Serstevens fin 1969. Quelques deux ans plus tard, en 1972, il publiait un livre dans lequel il raconte son amitié avec le poète : l'homme que fut Blaise Cendrars. Il est possible que notre entretien et l'interêt que les jeunes générations manifestaient pour l'écrivain aient joué un rôle dans l'accomplissement de ce projet. Après tout n'était-il pas le mieux placé pour écrire un tel livre, lui dont l'amitié avec Cendrars s'est étalée sur plus de 48 ans ?

Plusieurs fois je me refererai à cet ouvrage dans la suite de ce texte. Ce que je veux dire dès à présent c'est que dans ce livre, je l'ai trouvé très en retrait par rapport à ce qu'il m'a dit de vive voix. Il est vrai que les écrits sont publics et qu'au moment de la parution de ce livre Raymone était encore de ce monde : probablement n'a-t-il pas voulu la froisser. S'il confirme par écrit ce qu'il m'a dit à propos du mariage blanc il ne reprend nullement ce qui a trait au fait qu'elle ne l'a jamais aimé ni ce qui concerne leur mariage auquel elle aurait trouvé un certain interêt. Aujourd'hui, avec le recul, je crois que Raymone aimait Cendrars avec tendresse ... ce qui est une forme d'amour qui ne correspondait peut-être pas à la conception de l'amour que s'en faisait T'Serstevens. Quant à ce qu'il dit à propos de Fela Poznanska j'en suis aussi étonné. En effet, quelques mois avant que je le rencontre, j'ai lu les Inédits, réunis par sa fille Miriam Cendrars, après qu'elle les ait retrouvés dans une malle de l'appartement de son père disparu, Inédits qu'elle m'a aimablement fait parvenir. Dans ces textes qui couvrent la période 1906-1917 on le voit très épris de Fela Poznanska. J'en parle à T'Serstevens qui balaie tout cela d'un revers de main. Il pense que la plus grande partie de ce qui se trouve dans ces Inédits est faux. Il ne reprend pas cet avis dans son livre mais dans une autre lettre qu'il m'a adressée. et dont on détaillera quelques points un peu plus bas sur ces pages, il n'est pas loin de cette opinion (il applique cette falsification aux dates). Je comprends que nous sommes sur des sables mouvants. Je dois prendre tous les avis mais, en même temps, me méfier de tout le monde. Ce n'est qu'en croisant les informations que j'arriverai peut-être à y voir plus clair. Ainsi T'Serstevens me parle d'une brouille qui serait intervenue entre Sonia Delaunay et Cendrars lorsque, tardivement, celle-ci avait souhaité procéder à une édition des Pâques à New-York, avec ses propres illustrations, comme cela avait été le cas pour la première édition de la Prose du Transsibérien. Je n'avais jamais entendu parler de cet éventuel désaccord.

En guise d'introduction je lui parle de la noix de coco retrouvée. Je lui en montre les photos. Il est amusé d'apprendre qu'elle n'a pas fini à la poubelle et ajoute quelques précisions à cette histoire. Alors que sa femme et lui s'apprêtaient à partir, Cendrars lui a effectivement lancé : Et puis je te souhaite de recevoir une grosse noix de coco sur la tête ! Arrivés en Polynésie, alors qu'ils venaient d'accoster sur une île, une noix de coco est tombée juste à côté de T'Serstevens : si je l'avais reçue sur la tête, elle m'aurait certainement tué, dit-il. C'est cette même noix de coco qu'il a envoyé à Villefranche sur mer. La recevant, Cendrars l'a plantée à Saint Segond, espérant faire pousser un cocotier. Mais il eut beau l'arroser régulièrement et malgré le concours du jardinier de la maison, rien ne poussa. Ce n'est pas comme ça qu'il fallait s'y prendre, m'a dit T'Serstevens. Une chose semble certaine dans tous les cas : son séjour dans la terre ainsi qu'un arrosage fréquent suffisent à expliquer que l'encre ait été en partie effacée ...


 

La narration que je fais de l'entretien que j'ai eu avec T'Serstevens est succinte. En réalité, cet entretien n'est pas linéaire. L'écrivain est un fameux conteur, lui aussi. Plusieurs fois, il se laisse aller à des digressions où il mêle souvenirs personnels et considérations philosophiques. A plusieurs occasions je dois le ramener discrètement à Blaise Cendrars. Je ne peux résister à l'évocation de ces échappées mêlées à ses propres souvenirs de Cendrars. Je figure par cette représentation (...) les silences pendant lesquels il se plonge dans les méandres de sa mémoire. Comme il me livre des confidences qu'il n'aimerait peut-être pas voir se retourner contre lui, il pointe un menton suspicieux vers mon porte-documents et me demande : vous n'avez pas de magnétophone, au moins ? Je lui réponds par la négative. En vérité j'en ai un mais je ne lui ferai pas l'injure de l'enregistrer à son insu. L'appareil me sert, aussitôt ces entretiens terminés, (c'est le cas également pour tous les entretiens qui vont suivre) à aller dans un café et, très rapidement, à m'enregistrer moi-même en me remémorant le plus fidèlement possible ce qui a été dit.

 

 

De mon premier mariage j'ai eu deux enfants, un garçon et une fille. Ayant eu la garde de ma fille, je ne l'ai jamais envoyée à l'école : l'école obligatoire, je ne sais pas ce que c'est. Je lui ai tout appris. A lire, avec le Transsibérien, le livre simultané, suspendu dans toute sa hauteur, contre des rayons de livres. Elle a commencé par le bas et a mis quatre ans pour arriver aux lignes du haut, en montant sur une chaise. A l'envers c'est aussi beau qu'à l'endroit ! Je lui ai appris la géographie universelle en me promenant avec elle dans Paris, en lui faisant visiter les parcs zoologiques et botaniques. A 16 ans, en passe de devenir une grande danseuse, elle s'est mariée. Elle n'était pas heureuse. Et puis son mari est mort. (...)

Cendrars était un fainéant. Sauf sur le tard de sa vie où il s'est réellement mis au travail, c'était un véritable fainéant ! Il n'a jamais joué de piano, jamais de la vie. Quand Cendrars me racontait des histoires par trop invraisemblables, je clignais de l'oeil disant "je ne te crois pas, tu te fous de moi !". Par exemple, l'histoire de ces quatre bonshommes qui roulent sur les jantes, sur une route infâme, en pleine jungle brésilienne : comment voulez-vous qu'une voiture roule comme ça, sans pneus ? Cendrars prenait alors Raymone à témoin "demande à Raymone, demande à Raymone !" disait-il. Et celle-ci, qui n'en savait rien évidemment, elle n'y était pas, de répondre "bien sûr mon chéri, bien sûr". Voilà comment était Blaise. (...)

Un autre exemple. Blaise racontait à tout le monde que j'avais une bibliothèque de 40.000 volumes. Où auriez-vous voulu que je les mette ? Ici j'en ai 6000, vous voyez déjà ce que ça fait, jen ai partout. 40.000 volumes, il aurait fallu des escaliers sur roulettes et des plates-formes comme à la Bibliothèque Nationale ! Il écrit aussi que sa maison du Tremblay-sur-Mauldre a été pillée de ses 20.000 volumes en 1940 par les Allemands et que, sur cette quantité, il n'en aurait retrouvé que 3000. Que vouliez-vous que les Allemands fassent de ses bouquins ? Ca ne se mange pas ! Et c'était ça qui les intéressait, les bougres : manger (...)

Après la première guerre mondiale quand il est sorti du Lycée Lakanal, transformé en hôpital, on a recommencé à fréquenter les petits bars du quartier latin. Quand il voulait applaudir un chanteur, je lui tendais ma paume ouverte et il tapait dedans avec la main qui lui restait (...)

 Vous voyez là-bas tout ce pan de mur ce sont les écrits mystiques. J'en ai plusieurs centaines. Nous aimions discuter de l'érotisme et de la sexualité sublimée dans le mysticisme. La vie des saints, voilà quel genre de conversation nous avions avec Blaise. Et il avait une mémoire étonnante. Il pouvait citer les passages, les références de tous les bouquins avec une précision ahurissante ! C'était merveilleux. C'était notre jardin secret. Le mysticisme l'intéressait énormément mais il n'en a pratiquement pas parlé dans ses écrits. (...)

Plusieurs de ces bouquins sont très grands, très lourds, voyez tous ceux qui sont sur le rayonnage du bas. Comme j'aime lire au lit, je ne peux plus les lire, ça vous écrase les c....... Cendrars n'a jamais pu garder une bibliothèque. Il avait quelques bouquins autour de lui, pour travailler. Chaque fois qu'il quittait un endroit il nous disait à moi et à ses copains d'aller nous servir. On ne se faisait pas prier : "j'ai retrouvé comme ça des bouquins magnifiques traînant dans la poussière de ses greniers". Quand il voulait garder quelque chose d'un livre, il arrachait la page. C'était sa méthode de travail. Il grapillait tout autour de lui tout ce qu'il pouvait trouver. (...)

Plusieurs fois il m'a piqué des histoires, je dis ça sans aucune amertume, évidemment. L'histoire du piano à queue que les Brésiliens portent sur la tête dans la jungle, c'est moi qui la lui ai racontée. Ca se passait en Yougoslavie où j'avais été en 1934. Le roi du Monténégro désirait qu'on lui joue du piano. Il n'y avait pas de route, seulement un sentier, à flanc de montagne. Qu'à cela ne tienne ! Une douzaine d'hommes lui ont monté le piano par le sentier. Une quinzaine d'année plus tard, Cendrars a repris cette histoire en la transposant au Brésil ... Il y a aussi l'histoire du saint qui arrête en plein vol un ouvrier qui tombe d'un échafaudage. Blaise en parle à Manoll dans ses entretiens radiophoniques en 1950. Il en fait un petit sacristain de Santiago du Chili qui maintient l'ouvrier suspendu en l'air les bras écartés. En fait c'est une histoire qui m'a été racontée par Giono et que j'ai publiée en 1934. D'ailleurs comme histoire, ça sent la Provence à plein nez !

 

T'Serstevens est un océan de connaissances. Le peu qu'il m'a dit n'est que la partie emergée de l'iceberg. Comment résumer presque 50 ans d'amitié ? Il s'est livré à une évocation de Blaise Cendrars, que pouvais-je espérer de plus ? Quand bien même aurais-je passé un mois avec lui, à l'enregistrer tous les jours, nous n'aurions pas fait le tour du continent Cendrars. J'aborde la question de l'abondante correspondance qu'il a reçue de lui. Il me dit qu'il ne la montrera à personne et qu'il ne la publiera jamais. Il n'a pas le droit de dévoiler ce qui était du domaine du privé. Je ne le contredis pas et je respecte ce choix mais je ne le partage pas. Il en est ainsi pour Verlaine. Pourquoi ne pas publier les pièces qu'il possède et qui contribueraient à éclairer la connaissance que nous avons du poète ? Il me redit ce qu'il m'avait écrit, que Verlaine était un personnage abominable qui battait sa mère. Je lui dis que Verlaine n'était pas son ami, qu'il ne trahirait rien en publiant les documents qu'il possède sur lui. Il me dit qu'il ne veut pas ternir l'image que nous avons de lui. Après tout les artistes laissent le meilleur d'eux-mêmes dans leurs oeuvres, écrits, peintures, etc. Pourquoi aller chercher le pire ?

 

 

Raymone

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Photo de 1950)

Depuis quelques mois déjà je corresponds avec Raymone.

 

Monsieur,

Je viens de rentrer à Paris. Ecrivez de ma part à Monsieur Hugues Richard, case postale 1 - Ecluse 2004. Neuchatel. Suisse. (Et à l'envers : ou écrivez à Jacques Levesque, 330 East 58 street. New-York. N.Y. 10022. USA)

 

 

Richard vient d'écrire un petit livre sur Cendrars aux éditions Rencontre. Si vous venez à Paris Tel. moi Fon-48-77.
Avec mes sentiments distingués

R. Cendrars

La plupart du temps elle me répond en griffonnant quelques mots sur mes propres lettres ...

 

 

Monsieur,

Je serai à Paris en septembre. Tel. Fon-48-77.
Toutes mes salutations
R. Cendrars

 

Raymone m'ouvre la porte du 5 de la rue José Maria de Hérédia, à Paris, le dernier appartement qu'a occupé Blaise Cendrars lorsque, à demi paralysé, il était plus pratique pour lui d'habiter un rez-de-chaussée. C'est un petit bout de femme, légèrement courbée, qui parle d'une voix flûtée. Je me représente que cette petite femme toute simple a bien connu le tout Paris artistique, Louis Jouvet qui l'aimait beaucoup et avec qui elle était partie faire une tournée aux Etats-Unis, Jean Giraudoux, Cocteau qui disait d'elle "Cendrars doit être quelqu'un de bien puisque Raymone l'aime", et bien sûr tous les amis de Blaise Cendrars ... Nous traversons un long couloir et nous nous installons dans le salon.
Elle me dit que nous allons un peu parler et qu'ensuite nous irons prendre quelque chose dans une brasserie à côté car elle y a un rendez-vous avec une amie.
L'appartement est obscur et j'embrasse du regard le décor qui a été celui de Blaise Cendrars lors de ses dernières années. Le mobilier me fait l'effet d'être plutôt vieillot, massif et sombre dans le style "après-guerre". Je ne note rien de remarquable. Je demande à Raymone de me raconter comment elle a connu Cendrars.

C'était en 1917. A cette époque-là pour rentrer dans une réunion mondaine il fallait être parrainée. Ma soeur et moi, nous avons été parrainées par Eve Lavallière. Du jour au lendemain nous avons connu tout Paris ! Il y avait "la bande des Vaches", un groupe d'hommes très riches, qui vous invitaient chez Paillard (je ne suis pas sûr de l'orthographe) ou à l'Ane Rouge, à Montmartre. Tous les quinze jours, à peu près, il y avait un dîner. Ce soir-là, à l'Ane Rouge, on donnait une soirée Russe où nous avions été invitées, ma soeur et moi. Il y avait vingt hommes et vingt-et-une femmes, tous assis autour de la grande table. On attendait encore un invité. C'était Ricciotto Canudo, un jeune poète Italien, qui d'un coup d'oeil fit rapidement le tour de la table. Son regard s'arrêta sur moi. Il m'envoya une petite pochette qu'il tira de son costume et dit : "Vous êtes la seule femme qui puissiez plaire à Blaise Cendrars !". "Qui est Blaise Cendrars ?" avons-nous demandé, ma soeur et moi ainsi que les autres invités. "Vous ne connaissez pas le grand poète Blaise Cendrars ?..." Vers minuit Canudo nous a invitées, ma soeur et moi, à prendre un verre au "Thé de Ceylan", puis il nous a raccompagnées chez nous, chez notre mère.

Le lendemain Canudo vint chercher ma soeur, car c'est elle qui l'intéressait, et il a insisté pour que je vienne. "Il faut absolument que vous fassiez la connaissance de Blaise Cendrars" a-t-il dit. Je suis venue un peu à contre-coeur. Nous étions au café lorsque Blaise Cendrars est arrivé, pâle, maigre, les joues aussi creuses que sur le portrait que Modigliani a fait de lui. Il avait les habits d'un mort, du sang tachait encore sa manche vide (je suis étonné car nous sommes en 1917 et sa blessure de guerre qui remonte à 1915 ne semble pas encore cicatrisée). Cendrars se dirige vers moi, me prend la main et me fait les lignes de la main. "Vous aurez toujours la gorge malade, m'a-t-il dit. Sans doute est-ce votre père qui vous a légué cela". C'était exact. Nous avons pris quatre thés. Blaise était assis en face de moi, il est venu s'asseoir à côté de moi. Il m'a regardée. Nous n'avions pas d'argent, personne n'avait d'argent à cette époque. Enfin Canudo a payé la note et a lancé "on pourrait aller manger un morceau ..." On est allé à nouveau au "Thé de Ceylan", rue Caumartin. Pour y aller, dans la rue, Blaise Cendrars m'a attrapé le bras avec son bras coupé. Un petit moment plus tard, Cendrars a dit "j'ai des places pour le théatre Apollo, allons-y". On y jouait une pièce minable "l'homme à la clef", je crois. Pendant l'entracte Canudo a dit "allons prendre quelque chose à la buvette". A la buvette il y a deux poules qui sont passées et qui nous ont regardées comme ça, avec dédain, et qui ont dit "tout de même, ces deux putes, elles pourraient lui donner à manger !" en regardant Blaise qui était tout maigre ... On est retourné voir la fin de la pièce. Après le théatre, ils voulaient nous raccompagner mais je n'ai pas voulu, j'ai dit "non, ça suffit comme ça". Ils n'ont pas insisté mais Blaise a absolument voulu que je lui donne notre adresse. Je ne voulais pas, je ne voulais plus le revoir, j'ai dit "à quoi bon, ça ne sert à rien d'avoir notre adresse". Il a dit "si, si laissez-moi votre adresse". Il a sorti un vieux calepin tout crasseux avec un crayon encore plus crasseux et il a noté mon adresse. Nous sommes remontées chez nous, rue du Mont Dore. Il était deux heures du matin, notre mère nous attendait, inquiète. "Mais où donc avez-vous été ?" Et ma soeur lui a dit "il n'y avait qu'un pouilleux sur terre et il a fallu que Raymone lui parle ..."

Quinze jours plus tard je reçois une invitation pour aller à un vernissage, mais il y avait aussi des poésies de Cocteau, Max Jacob, Reverdy ... lues par Pierre Bertin, et aussi des poésies de Blaise Cendrars. J'y suis allée. Au bas de l'escalier Blaise Cendrars m'attendait, dans un splendide costume neuf qui devait valoir dans les ... 100 francs. Je ne sais pas où il avait pris l'argent. Il m'a dit "venez, ce n'est pas intéressant, on y lit des poésies, allons prendre quelque chose". Je ne voulais pas, je lui ai dit "je ne reste que cinq minutes car j'ai un rendez-vous avec un officier Russe qui est très drôle". Blaise était triste. Après la consommation j'ai dit "je pars tout de suite". Blaise m'a raccompagnée jusqu'au tram. Je toussais beaucoup. Il m'a dit "vous toussez beaucoup !". Je lui ai dit "ce n'est rien, ce n'est rien, au revoir ...". Le lendemain, devant ma porte il y avait un flacon de sirop Rami et une enveloppe rose dans laquelle il avait mis un bon de la défense nationale, avec ce mot "mademoiselle, dans l'armée on ne nous donne pas d'argent, prenez ce bon de la défense nationale pour vous soigner".


Je ne voulais pas me lier avec cet homme et ma mère était mécontente pour ce bon de la défense. J'ai donc envoyé un mot à Blaise pour qu'il vienne le rechercher. Il est revenu mais pas pour chercher son bon. Ma mère, à qui il faisait pitié, l'a invité à manger. Il voulait déjà m'épouser. Il m'a demandée en mariage. En même temps il nous a dit qu'il était déjà marié ! Mais il ne vivait pas avec sa femme ... Il nous a montré des photos de sa femme et de ses deux garçons. Il était complètement clochard. Il n'avait pas un sou. Là où il habitait, rue de Savoie, il occupait deux soupentes. Quand il se baignait il fallait qu'il se mette sur le palier. Il se jetait des brocs d'eau dans son baquet et ça dégoulinait jusqu'en bas chez la concierge ... Ca faisait des drames. Dans ses deux pièces il n'y avait rien : un matelas dans l'une, un lit dans l'autre. Une assiette "récupérée" à la gare de Lyon et un couvert du buffet d'Angoulème. C'est tout. De temps en temps il revenait chez nous à cinq heures prendre du chocolat et des épinards. C'était encore la guerre. On manquait de tout. Parfois nous nous demandions ce qui lui arrivait : il se donnait de grands coups contre le mur avec son moignon, comme pour chasser la douleur d'un coup ... ou peut-être pour avoir mal pour une bonne raison !

Avant 1917 Blaise était lié avec une négresse, c'était son côté Baudelaire avec Jeanne Duval. Elle s'appelait Aïcha. Elle était très connue à Montparnasse. Elle posait pour les peintres. Il en aurait eu un enfant, un garçon. Plus tard, alors que je le connaissais déjà, elle a publié ses Mémoires dans un magazine "Mon Paris". Il ne lui pas écrit à ce propos comme ça se fait en général. Il aurait eu une fille également en Italie.

En 1917, un peu avant de me connaître il avait aussi été lié avec une fille qui s'appelait Gabrielle mais qui se faisait appeler Gaby. C'était une américaine qui posait elle aussi pour les peintres. Modigliani en a fait son portrait à l'huile. J'ai un portrait d'elle ici, venez le voir. (Nous nous levons et allons voir dans le couloir le dessin de Modigliani présenté à droite). C'est T'Serstevens qui la lui avait présentée, il en parle d'ailleurs dans un de ses bouquins. Quand Blaise n'avait rien à manger, c'est elle qui le nourrissait. Au début que je le connaissais je lui avais demandé ce qu'il faisait avec elle. Il m'avait répondu "je fais l'amour". Il ne vivait pas avec sa femme. De temps en temps il allait la voir à Nice. Par la suite Gaby s'est mariée à un riche Américain.

Gaby par Modigliani


Il aimait beaucoup Baudelaire. Est-ce que vous savez que c'est pour ça qu'il s'est appelé Blaise Cendrars ? Toutes les lettres de "Blaise Cendrars" se retrouvent dans "Charles Baudelaire", sauf le "n". C'est une anagramme presque parfaite. Mais il tenait au "n" car il voulait que son nom contienne, au point du vue sonorité, les mots "cendres", "sang" et "rare". Il y a les initiales aussi : B.C comme Charles Baudelaire. Et puis il y a aussi une raison familiale, son frère aîné Georges-Jean était un éminent juriste international. Il a publié plusieurs livres et est connu sous le nom de Georges Sauser-Hall. Cendrars ne voulait pas nuire à sa réputation. Il voulait être libre d'être voleur ou vagabond, à sa guise. Il voulait être le premier de son nom.

Après sa blessure de guerre, quand je le voyais souffrir intérieurement, hurler silencieusement du plus profond de lui même, j'avais mal autant que lui, sinon davantage, mais je ne pouvais rien faire pour améliorer son état. Quand il partait en voyage, je me sentais soulagée. Lorsqu'il était là, c'était ma croix !

Vous savez, on était comme frère et soeur, exactement comme frère et soeur. Il y a un portrait qui nous représente, une photo, où on se tient la main, c'était tout à fait ça ... (lorsque Raymone me fait cette confidence je réalise que je ne suis rien d'autre qu'un étranger pour elle. C'est donc qu'elle tenait à ce que ce détail, qui rejoint ce que disait T'Serstevens, se sache).

C'était à Aix, un dimanche. Cendrars avait pratiquement terminé Bourlinguer. Le manuscrit se trouvait entassé sur sa table de travail, juste devant la fenêtre qui donnait sur la rue Clémenceau, fenêtre qu'il avait oublié de fermer. Comme c'était dimanche il était allé passer la journée chez son ami Edouard Peisson. Dans la journée le vent s'est levé, le mistral. En revenant, le soir, de la fontaine d'eau chaude à la rue Clémenceau, il voit une multitude de feuilles de papier qui tournoyaient en l'air, dans tous les sens. Au bout de cent ou deux-cents mètres, intrigué, il en ramasse une : c'était une page de Bourlinguer ! Aussitôt il a ramassé toutes les feuilles qui traînaient partout. Il a tout retrouvé ! Il n'avait pas de double.

Il a toujours beaucoup fumé. Quand nous étions jeunes, tous les deux, quand il montait me voir, comme il était très pauvre, en redescendant l'escalier il ramassait ses propres mégots qu'il avait jetés en montant.
Il roulait ses cigarettes avec trois doigts de la main gauche : l'index, le médium et le pouce. Il nouait les lacets de ses chaussures avec deux doigts. Il n'a jamais voulu se faire aider par quiconque. De même pour ses noeuds de cravates.

Cet homme qui s'est coupé la main qui pendait au bout de quelques lambeaux de peau, avec les dents, et qui n'a jamais voulu aller chez le dentiste pour se faire remplacer cette dent de devant, vous comprenez-ça, vous ? Il s'était fait ça lors d'un accident d'auto, de même qu'une cicatrice sur la lèvre supérieure et sur la tempe droite. Il conduisait très vite et lorsqu'on partait en voyage j'emportais une Sainte Vierge avec moi. J'avais tellement peur que je ne voyais rien du paysage. Mais quand il devait conduire, il ne buvait jamais d'alcool. De temps en temps, on s'arrêtait au bord de la route pour prendre un verre d'eau.

Ce portrait de Cendrars à l'époque où il s'appelait encore Freddy Sauser, comme illuminé par une lumière intérieure, a été dessiné à Genève en 1912 par Richard Hall, le père d'Agnès Hall, poétesse, à qui Cendrars a dédié les Pâques à New-York. Agnès était l'épouse de son frère Georges Sauser-Hall, le juriste.


Au début de la seconde guerre mondiale il a voulu s'engager dans l'armée Française, mais la France n'a pas voulu de lui car il n'avait qu'un bras. Alors, il est rentré dans l'armée anglaise comme correspondant de guerre. Lorsque les Anglais ont quitté la France, il est descendu à Aix-en-Provence, en zone libre. Il habitait rue Clémenceau, chez ma mère. C'est là qu'il a écrit l'Homme Foudroyé et Bourlinguer.

Odilon et Remy, mais surtout Odilon, vouaient une véritable adoration à leur père. Qu'ils ne voyaient hélas, pas très souvent.

Un homme qui pouvait aussi bien aller coucher le lundi au Ritz et le mardi sous les ponts, je n'en ai connu qu'un.

On a habité 21 rue Jean Dolent, juste en face de la prison de la Santé, au premier étage. Dans le jardin de cette même maison, près d'un siècle plus tôt, de petits peintres du dimanche venaient faire le portrait des demoiselles sur la balançoire. Comme c'était la coutume en ce temps-là, les familles invitaient les petits peintres à déjeûner. Un jour les parents d'une des jeunes filles découvrirent une correspondance secrète entre un peintre et une des jeunes filles. Le petit peintre fut chassé. Ce peintre c'était ... Renoir.

C'est dans cette maison que beaucoup de jeunes venaient voir Blaise qui recevait tout le monde. Mais lorsqu'il a été à demi-paralysé, il ne pouvait plus monter les escaliers, alors j'ai cherché un rez-de-chaussée et j'ai trouvé ici, rue José Maria de Hérédia, où on s'est installé.

Aucune femme n'a jamais pu retenir Cendrars. Une bonne amie qu'il avait à Biarritz a voulu le retenir un jour en lui chipant ses habits. Il s'est sauvé par la fenêtre et est allé emprunter un costume chez des amis. Il ne faut jamais essayer de retenir quelqu'un, un homme, une femme, un chien ... Le jour où on accapare un être, c'est fini. Blaise a trouvé en moi l'être qui le laissait partir. Il me disait "je pars en Amérique", je lui disais "je t'accompagne à la gare". Il m'écrivait "je voudrais bien que tu viennes me chercher au Havre". Si j'étais libre, je venais le chercher au bateau. C'est peut-être pour ça qu'il me regardait avec son oeil gris-bleu et me disait des choses très drôles comme "tu aimes Blaise comme le bon Dieu, parceque tu ne le vois jamais".

Cendrars, c'était une boule de feu (Raymone fait le geste de tenir une sphère entre ses mains).

Avant d'entrer dans le coma, Blaise a regardé son bureau et il a dit "construire, construire là ! ..."

 

Yves Brayer

Je suis entré en contact avec Yves Brayer parce qu'il a connu Cendrars. Il m'adresse une lettre dont on pourra lire l'original ici.

Cher Monsieur,

J'ai en effet bien connu Blaise Cendrars à l'époque où je fis les illustrations de la "Rhapsodie Gitane". Il s'agissait d'une édition de luxe avec des illustrations en noir et en couleurs; en frontispice j'avais un portrait de Cendrars, celui que vous avez sans doute vu ou bien l'une des aquarelles préparatoires. C'est dans ce but que j'étais allé le voir en 1945 à Aix-en-Provence où il résidait alors. Avant la guerre je l'avais plusieurs fois rencontré chez Pierre-Jean Launay, un romancier de ses amis, chez lequel il venait chaque dimanche.
Cendrars occupait à Aix un appartement au 3ème ou 4ème étage dans une des rues près des Lices. Très matinal, il écrivait dans sa cuisine, tapant sur une machine à écrire de son unique main et vers 10 heures, sa journée de travail était pratiquement terminée; il passait le reste de son temps à flâner.
Son quartier général était à la terrasse du café Les Vieux Garçons où il connaissait tous les habitués car Cendrars était un homme très facile d'abord et bavard. Je me souviens qu'il aimait beaucoup le rhum qui était rare à cette époque et je lui en avais apporté un peu de Paris; il buvait sec et il était difficile de marcher à son régime. Durant les quelques jours que je passais avec lui, il prit plaisir à me montrer la ville d'Aix et ses environs que je connaissais alors très mal. Il avait trouvé un cocher de fiacre qui, dans sa jeunesse, avait conduit Cézanne au motif et c'est celui-là même qui nous emmena au pied de la Sainte Victoire.
Infatigable conteur, extrêmement gentil et cordial, il était bien tel que l'on peut l'imaginer d'après ses livres. Toujours il insistait sur son côté "aventurier" et probablement l'exagérait quelque peu. Par exemple, déjeûnant dans un bistro, il disparaissait dans la cuisine pour apprendre à tirer au fils du patron qui possédait un petit pistolet en expliquant que lui, Cendrars, avait été à l'école de Al Capone.
Je l'ai par la suite revu parfois à Paris mais jamais aussi longtemps qu'à Aix.
Si vous désirez reproduire dans votre livre un portrait de lui je pourrai vous envoyer la photographie d'un dessin fait à cette même époque, mais ces documents sont à Paris où je ne rentre que vers le 15 septembre.

Croyez moi bien cordialement vôtre.

Yves Brayer

 

 

Sonia Delaunay

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J'ai écrit à Sonia Delaunay pour lui faire part de mes recherches. Elle m'a demandé de lui téléphoner pour que nous prenions un rendez-vous. L'entrevue est fixée au mois de septembre 1969. Elle me reçoit chez elle, à Paris, au 16 de la rue Saint Simon. Son secrétaire, un vieux monsieur à l'abondante chevelure blanche, costume gris et accent russe assez prononcé, m'ouvre la porte. Il assistera à la totalité de notre entretien, sauf lorsque Sonia Delaunay lui demande d'aller chercher tel ou tel document qu'elle veut me montrer. Le secrétaire m'introduit auprès de la grande dame de l'art moderne. Je la remercie infiniment de prendre sur son temps pour me recevoir, moi un simple anonyme. "J'aimais beaucoup Blaise Cendrars, vous savez" dit-elle. Son accent a une tonalité slave au niveau des "r" qu'elle roule légèrement. La pièce où nous nous trouvons ressemble à un salon, très clair. Nous sommes assis tous les trois autour d'une grande table ronde blanche. Comme pour Raymone, je lui demande de me raconter comment elle a rencontré Blaise Cendrars, ce qui est assez mal connu .

Robert et moi avons rencontré Blaise Cendrars le 31 janvier 1913 à l'occasion d'une réception donnée chez Apollinaire au 202 du boulevard Saint Germain. Le lendemain, Cendrars est venu nous apporter "les Pâques à New-York". Ce jour-là il a déjeûné chez nous, 3 rue des Grands Augustins, où notre atelier côtoyait l'appartement dans lequel Apollinaire avait logé six semaines, avant de déménager boulevard Saint Germain. (Je suis étonné par la précision de sa mémoire, plus de cinquante ans après les événements). Cendrars avait fait un petit héritage d'une vieille tante. (Dans "Bourlinguer" il transforme cette vieille tante en une admiratrice de Nouvelle-Zélande qui lui aurait fait un don). Il a décidé de mettre tout ce qui lui revenait dans l'édition de "la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France". Il a demandé que j'en assure l'illustration. Cela a pris trois mois de travail, entre ma peinture et l'impression si particulière. Le coût a été de 3000 francs.

Ce n'est que vers l'été que nous avons fait la connaissance de Fela Poznanska. Elle se vouait à une carrière littéraire. Je me souviens qu'elle était aussi anarchiste que Blaise. Ils volaient des chaussures aux devantures des magasins et ils en étaient très fiers.

En 1913, Robert et moi nous avons exposé au Salon d'Automne de la galerie "Der Sturm" à Berlin, avec Chagall. Nous y sommes allés avec Cendrars. C'est à cette époque-là que Blaise s'est cassé la jambe. Au mois d'août il était encore allongé dans sa chambre à l'hôtel Saint Cloud en attendant que sa jambe se consolide et Robert venait lui tenir compagnie aussi souvent qu'il le pouvait. Par la fenêtre on voyait la tour Eiffel. C'est à force de la voir de là que Robert a eu l'idée de travailler sur ce thème. Mais il ne l'a jamais peinte, vraiment de là.

Robert et Cendrars se complétaient tous les deux. Bien que Robert n'ait jamais écrit de poésie, il était très poète. En février 1914 Blaise a écrit le poème "sur la robe, elle a un corps" pour et sur moi, parceque je m'étais taillée une robe "simultanée".

L'été 1914, Robert et moi nous sommes partis en vacances à Fontarrabie, dans le pays Basque chez un ami Américain. Avant de partir nous avions déménagé tout notre appartement pour le passer dans l'atelier afin de l'occuper au retour et laisser l'appartement à Blaise et Fela. Celle-ci est tombée enceinte pendant l'été.

L'enfant est venu au monde au printemps. Il s'agissait d'Odilon. (né le 7 avril 1914). Pour le prénom Félicie et Blaise n'en avaient pas arrêté. C'est Blaise qui s'est occupé des formalités d'état-civil. Tandis qu'ils se rendaient à la Mairie, avec un ami, ils égrenaient tous les prénoms de leurs connaissances. Au final, Cendrars a choisi Odilon, en référence au peintre Odilon Redon qu'il admirait.

Pour que Fela puisse promener le bébé, je lui ai donné la poussette pliante que j'avais utilisée pour notre fils. J'ai une photo où l'on voit Fela avec Odilon dans la poussette. (Sonia Delaunay demande à son secrétaire d'aller chercher cette photo. Quelques instants plus tard il revient avec le document. Sur la photo on voit aussi une autre jeune femme et un petit garçon). Là, c'est moi et mon fils. Puis il y a eu la mobilisation. Au début septembre, dès l'ouverture des engagements, Cendrars s'est engagé, le 3 septembre 1914. Blaise et Fela se sont mariés le 16 septembre à Paris, à la Mairie du 6ème.

Robert Delaunay. La tour Eiffel

La guerre a commencé. Notre fils était malade et Robert a été réformé. Nous sommes restés un peu à Paris puis nous sommes partis tous les trois en Espagne, à Madrid. L'été 1915 il y a fait très chaud. Nous sommes passés au Portugal ou nous ne devions rester qu'un mois et où nous sommes restés deux ans finalement. Nous habitions chez des amis peintres Américains et Portugais.

Un matin, au Portugal, je descends petit-déjeûner et je raconte à tout le monde que j'ai fait un rêve dans lequel Cendrars perdait son bras droit. Deux semaines plus tard nous avons reçu une lettre de Fela nous annonçant la nouvelle de la blessure. J'avais fait ce rêve à la date à laquelle Cendrars a été blessé. (Miriam Cendrars qui a publié des extraits du journal de Fela Poznanska, sa mère, rapporte une prémonition similaire : "Un matin, à l'aube, j'eus une vision qui devait être une prémonition de la réalité. Dans un demi-sommeil, je vis Freddy pâle mais souriant, avec un bras en écharpe. Il disait - Maintenant, je ne pourrai plus écrire. Tu vois ? Je me ferai marchand des quatre saisons. Je gagnerai plus d'argent. J'écrivis immédiatement une lettre pour demander des nouvelles : elle croisa la missive qui m'informait de la grave blessure". Il est surprenant que deux prémonitions concernant le même événement soient si ressemblantes.)

Fin 1916, début 1917, Fela m'écrivait en se plaignant de Cendrars, l'accusant de l'avoir abandonnée avec deux jeunes enfants, Odilon et Remy (Remy est né le 9 avril 1916). En 1919, Blaise est parti au Brésil faire une conférence, notamment sur Robert Delaunay. Le sujet en était les "Modernités". J'ai l'original de ce texte retrouvé par Tristan Tzara. J'ignorais l'existence de cette conférence. (Sonia Delaunay demande à son secrétaire d'aller à nouveau chercher ce document. Elle m'en fera parvenir une copie par la Poste. Le document porte la date du 24 juillet 1919).

En 1920 nous sommes revenus en France. Nous nous sommes ré-installés à Paris en 1921. Nous avons revu Cendrars un peu plus tard. Il habitait alors le Tremblay-sur-Mauldre avec Raymone. Nous, nous habitions à côté des Editions "Au sans pareil" dont j'avais décoré la boutique à Neuilly.

Vers 1926, nous avons revu Cendrars, chez nous, avec la femme de Stokowski, le Chef d'Orchestre. Miriam, la fille de Cendrars, je ne l'ai jamais connue. J'ai découvert son existence en 1960.

Voulant discrètement mettre le doigt sur le "différend" évoqué par T'Serstevens à propos des "Pâques à New-York", je demande à Sonia Delaunay si une collaboration autre que celle du "Transsibérien" avait été envisagée avec Cendrars. Elle me répond : oui cela avait été envisagé pour "les Pâques à New-York" mais le projet n'a pas abouti ... Je n'insisterai pas. 

Sonia Delaunay

Quelques temps plus tard j'ai reçu ce courrier de sa part :

 

Monsieur,

Ayant été débordée par le travail, je n'ai pu répondre plus tôt à votre lettre du 17-11-69.
Ma correspondance avec Fela Poznanska a duré jusqu'en 1917 ou 18.
D'autre part, j'ignorais totalement la conférence de Cendrars à Rio avant que Tzara, il y a cinq ou six ans, ne m'en signale le manuscrit, que j'ai alors acheté et que j'ai lu pour la première fois à ce moment-là. Je vous en adresse la photocopie que je vous demande de bien vouloir me renvoyer.
Je vous prie de croire à l'expression de mes sentiments les meilleurs.

Sonia Delaunay

 

Le manuscrit de cette conférence peut être lu sur cette page.

 

 

 

 

 

(Au sujet du retour de la photocopie, Sonia Delaunay ne tenait pas à ce que son secrétaire passe son temps à faire des photocopies pour les envoyer aux quatre coins du monde ...) 

 

Picasso

J'ai dans l'idée de contacter Picasso. Cendrars et lui se sont bien connus et je voudrais lui poser quelques questions. Seulement voilà, Picasso est un géant et je ne sais pas très bien comment m'y prendre. Certes, je n'habite qu'à une demi-heure de voiture de Notre-Dame de vie, à Mougins. Mais on raconte une histoire qui me trotte par la tête. Un jour, Yves Montand qui vient souvent à Saint Paul de Vence, a l'intention - en voisin - d'aller rendre une petite visite impromptue à Picasso, qu'il ne connait pas. Il se présente au portail de Notre-Dame de vie et pense que sa notoriété cumulée au fait que lui aussi, comme le peintre, est communiste, suffiront à faire ouvrir la tanière de l'ours. Des témoins se trouvaient avec Picasso lorsqu'on lui annonça la venue de l'artiste. Le peintre, forçat de travail, qui n'aurait lâché ses pinceaux pour (presque) rien au monde, aurait dit "je ne vais pas le voir quand il chante à Bobino, qu'il ne vienne pas m'emm..... ici". Et la porte étant restée close Yves Montand s'en retourna, penaud, à sa Colombe d'Or. Il se trouve que je n'ai pas le talent d'Yves Montand et puis, fait accablant, je ne suis même pas communiste ...

Je tente donc un subterfuge. J'ai la possibilité de contacter assez facilement Hélène Parmelin, la compagne du peintre Edouard Pignon. Picasso a beaucoup aidé Pignon qui a travaillé des années à ses côtés, à Vallauris. C'est à ce titre qu'Hélène Parmelin, écrivain, a très bien connu Picasso, quasiment au quotidien. Elle lui a consacré plusieurs ouvrages dont celui que je viens de lire Picasso dit. Je commence par lui écrire puis, après un rendez-vous pris par téléphone, je passe voir le couple, chez eux, à Paris, rue des Plantes, dans le XIVème. Lorsque j'arrive, c'est Edouard Pignon qui m'ouvre la porte. Il est en jeans, pantalons et chemise, un bouquet de pinceaux dans ses mains maculées de peinture à l'huile. Il me tend son poignet. Il est au courant du rendez-vous mais me dit qu'Hélène aura un peu de retard. Il est en train de travailler à une grande toile de plusieurs mètres. Ils habitent un duplex. En bas l'atelier, en haut les chambres et le bureau de sa femme. J'adore ce type. Dans le train de nuit que j'ai pris pour venir à Paris (une fois de plus), j'ai terminé son bouquin la quête de la réalité. J'ai trouvé ça magnifique et je ne me prive pas du plaisir de le lui dire. J'ai adoré l'itinéraire de cet homme qui a cru en lui-même et qui a su forcer un destin contraire. Né dans un milieu ouvrier, à Bully-les-mines, il n'a pas fait d'études. Il a travaillé comme mineur de fond dans le nord de la France. Mais il avait cela en lui : le dessin, la peinture. Il a appris, se formant tout seul, dans les musées, dans les bibliothèques, les librairies. Tandis que je lui parle de son livre, il me dit "excusez-moi, je continue à travailler, mais allez-y continuez ...". Ce qui m'a le plus touché, c'est quand il était allé dans une librairie pour feuilleter des ouvrages d'art avec de belles reproductions et que le libraire lui avait retiré le livre des mains pensant que Pignon avait les mains sales. En réalité ses mains n'étaient pas sales, mais le fait de travailler dans les mines de charbon faisait que même en se lavant méticuleusement, il restait toujours du noir incrusté dans les empreintes ... du noir qui ne partait pas.

Hélène Parmelin arrive. Elle est désolée pour le retard. Nous montons dans son petit bureau, au premier étage. Je lui demande d'intercéder en ma faveur auprès de Picasso. Je lui donne une feuille sur laquelle j'ai noté quelques questions que j'aimerais bien qu'elle lui pose. Parmi elles, les pattes des pigeons que son père (le père de Picasso) lui donnait à peindre par centaines car, peintre avant son fils, il peignait des tableaux "pour salles à manger", mais n'aimait pas peindre les pattes ... selon ce que raconte Cendrars (et que lui aurait raconté Picasso). Je voudrais aussi savoir si ce que raconte Cendrars sur le vol des Tanagras est vrai ou pas. Apollinaire avait un secrétaire Belge qui "s'amusait" à voler des Tanagras (des statuettes antiques Grecques) au Louvre. Il les offrait ensuite à tous les peintres de Montmartre. Un jour la presse titre en grand que la Joconde a été volée. La police est en effervescence. Tout le milieu artistique est certain que l'auteur ne peut être que le secrétaire d'Apollinaire et que, tôt ou tard, tout ça va se terminer derrière les barreaux. Picasso, affolé, serait venu rapporter une demi-douzaine de Tanagras à Apollinaire. Qu'en est-il réellement ? Apollinaire étant mort en 1918, les faits sont antérieurs, il y a donc prescription. Hélène Parmelin est amusée par ce genre de questions. J'en ai une petite liste dans le même genre. Elle est très gentille et je la sens désireuse de m'aider. Mais elle ne peut rien me garantir. Elle doit voir Picasso dans quelques semaines et me promets de faire le maximum pour lui en parler. Elle ne me cache pas que tout dépend de la façon dont il sera luné.

Quelques temps plus tard je prends contact avec elle. Elle me répond, très gentiment, que l'occasion ne s'est pas présentée. Mais elle ne desespère de trouver l'opportunité. Lorsqu'il se détend, Picasso est vraiment adorable. Il faudrait que la conversation en vienne à Montparnasse, à l'entre-deux guerres, aux écrivains qu'il a connus à cette époque. On en viendrait peut-être naturellement à parler de Cendrars. Une chose est sûre : elle ne peut pas jouer cartes sur table en disant "j'ai un jeune homme qui fait un travail sur Cendrars, etc." ce que je comprends très bien.

Je ne veux pas la brusquer. Elle a mes coordonnées, je la laisse libre de me contacter ... ou pas. Je suppose que pendant un certain temps elle a dû y penser et puis que, prise par d'autres préoccupations, cela s'est estompé dans son esprit. Le temps a passé, elle ne m'a pas contacté. Nous ne saurons donc probablement jamais ce qu'il en est des rapports Picasso-Cendrars auxquels le "Maître" aurait pu apporter son propre éclairage ...

 

Edouard Pignon

 

 

 

Hélène Parmelin

 

Aïcha et Gaby

Suite à l'entretien que j'ai eu avec Raymone j'ai besoin de précisions de la part de T'Serstevens, car je pense que lui seul peut éclairer ma lanterne. Je lui pose donc un certain nombre de questions auxquelles il me répond dans une lettre dont on pourra lire l'original en suivant ce lien.

Aux lecteurs qui sont allés lire cette lettre je dois quelques explications. La première réponse de T'Serstevens concerne la philosophie. Pour mes études que je continue parallèlement à ces recherches sur Cendrars j'ai lu tout Platon (c'est le minimum pour un étudiant en philosophie ...) et je me suis plus d'une fois demandé d'où lui était venue cette notion de transmigration des âmes. J'ai toujours eu la conviction qu'il avait été influencé par l'Orient où le bouddhisme, légèrement antérieur à Platon, admet parfaitement la réincarnation. Or, au cours de notre discussion, T'Serstevens m'a dit avoir établi que des contacts ont eu lieu entre Grecs et Orientaux. N'ayant pas noté la référence de l'ouvrage où il en parle, il me la communique dans sa lettre. Ce ne sont pas des Egyptiens, comme je le supposais, mais des commerçants Grecs du nord de la mer Noire. L'ouvrage : les précurseurs de Marco-Polo. Autre point encore : je n'ai pas noté le titre du livre dans lequel il a publié l'histoire de l'ouvrier qui tombe d'un échafaudage arrêté en plein vol par un saint, histoire qui lui avait été racontée par Giono et que Cendrars lui a "empruntée" : Ceux de Provence, paru en 1934.

Dans ma lettre je lui ai rapporté ce que m'a dit Raymone au sujet d'Aïcha avec qui Cendrars aurait eu une liaison en 1917. Il me répond : Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'Aïcha ? J'ai très bien connu cette négresse. Si elle avait couché avec Blaise, je l'aurais su. Il est vrai qu'en 17 j'étais au front, et je n'ai été libéré qu'en juillet 19.

 

Cette jeune femme s'appelait Aïcha Goblet. Elle était très connue à Montparnasse. Dès 1914 Marjorie Howard lui consacrait un article dans le magazine "Vanity Fair". Aïcha se faisait appeler Ayesha :

Ayesha wears a turban over her woolen pate. A coal black negress from Martinique, she sits for the artists, and stoutly maintains that she is an American. She carries an imitation gold card-case and all her cards are magnificently scalloped with gilt edges and painted with forget-me-nots. They are engraved with one word, "Ayesha."

Elle est née en France d'un père Martiniquais et d'une mère Française. Son père était jongleur dans un cirque itinérant. Dès l'âge de six ans Aïcha a commencé à se produire dans ce cirque comme écuyère. Vers seize ans elle est venue à Paris où, connaissant assez rapidement tous les peintres de l'Ecole de Paris, elle gagnait sa vie comme modèle : Modigliani, Jules Pascin, Foujita, Moïse Kisling, entre autres, ont fait son portrait. Elle était parfois représentée avec une chevelure rousse. D'après des témoignages publiés, on lui connaît au moins deux liaisons durables. L'une avec le peintre Jules Pascin :

One of the most interesting female types of Montmartre was a mulatto woman of exquisite beauty. Aicha Goblet had been a circus rider in a wandering cabaret. One day Pascin saw her riding a white horse and was completely fascinated by the charming sight. She became his model and his mistress and the world famous leader of the revelries held in his studio. Pascin always had ample funds at his disposal, since he earned a lot of money, but he squandered it recklessly and finally knew no bounds in his lecherous mode of living.

Artists of the 19th and 20th centuries, Karl SCHWARZ, 1949.

On sait aussi qu'elle a ensuite été la compagne de Samuel Granowsky, peintre ukrainien surnommé "le Cow-boy de Montparnasse" parce qu’il arpentait les rues avec une chemise aux couleurs vives, un chapeau texan et parfois ... à cheval. Le 17 juillet 1942, Granowsky sera arrêté par la police Française lors de la Rafle du Vel d'Hiv. Interné à Drancy, il sera déporté le 22 juillet 1942 à Auschwitz où il mourra.

Dans ces témoignages, on ne retrouve pas trace de la liaison Cendrars-Aïcha. Si celle-ci a eu lieu elle pourrait n'avoir été que de courte durée. Quant à un éventuel petit "Cendrars", il est complètement hypothétique puisqu'on ne sait même pas si Aïcha a eu un enfant. Elle a publié ses Mémoires dans un magazine "Mon Paris". Peut-être s'étend-t-elle sur ces aspects de sa vie. Souhaitons que quelqu'un en retrouve un exemplaire afin de nous éclairer. Je n'ai pas connaissance que Cendrars ait écrit quoi que ce soit au sujet de cette jeune femme. Ne serait-ce ce que Raymone m'a révélé à son sujet nous n'aurions pas évoqué l'existence d'Aïcha dans ces pages. Raymone tenait nécessairement ceci de la bouche de Cendrars lui-même qui le lui aurait confié. Je pense que s'il n'en a pas fait usage dans ses écrits, c'est donc qu'il n'y avait aucune ... vantardise de sa part et qu'il était très certainement sincère.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Aïcha photographiée par Man Ray, en 1922

 

Aïcha par Modigliani

Au sujet de Gaby, il en va différemment. T'Serstevens m'écrit :

 

Gaby, que j'ai procurée à Blaise en 16, n'était pas américaine mais française, et s'appelait Soën. En 13 elle avait été la maîtresse d'un ami anglais devenu dans la suite professeur d'égyptologie à l'Université de Philadelphie (U.S.A.). Elle n'a donc jamais été la mienne. Elle posait pour gagner ses croûtes et celles de Blaise. Elle a fini par épouser un Hindou et partir avec lui aux Indes. Elle aurait aujourd'hui 75 ans. Elle doit être morte.

Je reprends ici ce que Raymone disait d'elle :

En 1917, un peu avant de me connaître il avait aussi été lié avec une fille qui s'appelait Gabrielle mais qui se faisait appeler Gaby. C'était une américaine qui posait elle aussi pour les peintres. Modigliani en a fait son portrait à l'huile. J'ai un portrait d'elle ici, venez le voir. (Nous nous levons et allons voir dans le couloir le dessin de Modigliani). C'est T'Serstevens qui la lui avait présentée, il en parle d'ailleurs dans un de ses bouquins. Quand Blaise n'avait rien à manger, c'est elle qui le nourrissait. Au début que je le connaissais je lui avais demandé ce qu'il faisait avec elle. Il m'avait répondu "je fais l'amour". Il ne vivait pas avec sa femme. De temps en temps il allait la voir à Nice. Par la suite Gaby s'est mariée à un riche Américain.

Dans son livre consacré à Cendrars, T'Serstevens complète le portrait de Gabrielle. Elle était Française (et non Américaine comme le pensait Raymone), d'origine Picarde. Elle avait 18-20 ans lorsqu'elle a connu Blaise Cendrars. Il la décrit avec un minois de chatte, le corps élégant, un peu androgyne ... Elle se faisait une joie de permettre à Blaise de travailler à son oeuvre littéraire sans soucis pécuniaires.

Elle est probablement "la belle gosse que j'avais dans la peau" dont Cendrars parle à propos de la période de sa vie où il écrit la fin du monde filmée par l'ange Notre-Dame, qui a été publiée en 1919, aux éditions de la Sirène.

Gaby par Modigliani

 

Les sept oncles

En 1913-1914 Cendrars compose le Panama ou les aventures de mes sept oncles, qu'il publiera en 1919. Ce magnifique et long poème haut en couleurs et en exotismes raconte l'histoire de ses oncles qui s'étaient enfuis de chez eux, la Suisse, en volant des chevaux :

Le Canal de Panama est intimement lié à mon enfance ...
Je jouais sous la table
Je disséquais les mouches
Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères
De mes sept oncles
Et quand elle recevait des lettres
Eblouissement !
Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de Rimbaud
en exergue (...)

Le premier de ses oncles était boucher à Galveston, aux U.S.A. Il a disparu dans le cyclone de 1893. On n'a jamais retrouvé son cadavre. Le second était chercheur d'or en Alaska, a chassé dans la vallée du Sacramento. Le troisième était bouddhiste, membre d'une secte politique aux Indes. Il achetait de la dynamite à Papeete chez les épiciers comme on vend, chez nous, de la chicorée par petits paquets. Le quatrième était valet de chambre du général Roberston qui a fait la guerre aux Boërs. Un Chinois a failli l'étrangler. Le cinquième était chef au Club-Hôtel de Chicago. Il avait 400 gâte-sauces sous ses ordres et les plus grands hôtels de Nice, Londres, Budapest, Bermudes, Saint-Petersbourg, Tokyo, Memphis, se disputaient ses services. Le sixième est parti avec une compagnie d'astronomes inspecter le ciel sur la côte occidentale de la Patagonie. Il n'y en avait pas deux comme lui pour viser l'horizon au sextant. Quant au septième, on n'a jamais su ce qu'il était devenu. On disait que Blaise lui ressemblait.

Par la suite et en maintes occasions il reviendra sur les aventures de ses oncles. Ainsi en 1950, au cours des entretiens à la radio avec Michel Manoll, celui-ci lui demande de parler de ses oncles :

- C'est au cours de vos voyages que vous avez retrouvé la trace de vos sept oncles ?
- Oui, oui, oui, oui. Mais je savais plus ou moins où les trouver. Ce sont les frères de ma mère. (...) Un jour un notaire de famille a bien voulu entrouvrir pour moi un ou deux dossiers concernant l'un ou l'autre. Si j'avais connu ces documents plus tôt, le Panama ne serait pas devenu une mince plaquette mais un roman-fleuve. Mes oncles ont eu chacun une destinée hors-série ...

Raymone à la même époque interroge Cendrars, elle aussi devant les micros de la radio.

- (Ma mère) parlait des oncles. Je lui demandais des nouvelles. Ces oncles, ils étaient partis tous, ensemble et bien d'accord : il y en avait sept, sept frères à elle, qui, comme je le raconte dans "Bourlinguer", je crois, avaient quitté leur père parce que leur père était trop sévère avec eux. L'aïné avait dix-huit ans quand ils se sont sauvés de la maison. Le cadet en avait sept ou huit, et ils s'étaient juré de ne jamais se quitter tant que le cadet n'aurait pas atteint sa majorité, c'est-à-dire vingt ans.
- Est-ce qu'ils ont bien existé, ces sept frères ?
- Bien sûr qu'ils ont bien existé, ces sept frères ! Pourquoi est-ce qu'ils n'auraient pas existé ?
- Tu sais ...
- Comme tu es drôle ! Ils ont existé, dans le monde entier ! Je n'ai rien inventé du tout, moi ! Si j'avais su ce que je sais aujourd'hui, au lieu de faire un poème de "Panama", j'aurais fait un roman fleuve !

Chacun y est allé de sa théorie sur ces oncles et a glosé à sa façon. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, Jean Rousselot qui écrit : "je ne crois pas qu'ils furent au nombre de sept. Ce nombre me paraît avoir autant d'importance que celui des trente-trois livres en préparation annoncés par Cendrars. Sept c'est l'éternité, la totalité, le carré de la terre plus le triangle du ciel; trente-trois, c'est l'âge du Christ crucifié, la révolution parfaite d'un cycle divin-humain."

 

Peu de temps après avoir réalisé les entretiens qu'on vient de lire j'ai reçu, provenant des Archives d'Etat du canton de Zürich, la fiche familiale des parents de la mère de Cendrars sur laquelle on découvre la liste de leurs sept enfants. Le premier de ces enfants est la mère de Cendrars, prénommée Marie-Louise. On pourra consulter l'original complet de ce document sur cette page. En voici un résumé :

1 - Marie-Louise. Née le 1er octobre, baptisée le 14 novembre 1850 à Basel. Mariée le 20 juin 1879 à La Chaux de Fonds avec Gottfried SAUSER.

2 - Anna Regula. Née le 7 octobre, baptisée le 10 décembre 1852 à Bern. Décédée le 14 juin 1937 à Genf.

3 - Jean-Pierre. Né le 30 novembre 1854, baptisé le 8 mars 1855 à La Chaux de Fonds. Décédé le 28 janvier 1909 à Boudry NE.

4 - Bertha. Née le 21 décembre 1855, baptisée le 8 mars 1856 à La Chaux de Fonds. Décédée le 24 mai 1877 à La Chaux de Fonds.

5 - Johann Alfred. Né le 14 février, baptisé le 18 avril 1857 à La Chaux de Fonds. Pas d'autres données disponibles.

6 - Heinrich Gustav. Né le 14 février, baptisé le 18 avril 1857 à La Chaux de Fonds. Décédé le 8 septembre 1900 à Calveston, Texas. USA.

7 - Fritz Arnold. Né le 1er mars, baptisé le 1er octobre 1859 à La Chaux de Fonds. Décédé le 26 janvier 1945 à Genf.

 

La voilà donc la réalité. Du côté de la mère de Blaise Cendrars il y avait bien sept enfants, dont Marie-Louise elle-même, sa mère. Ces enfants étaient au nombre de quatre garçons et ... trois filles. Cendrars n'a donc pas pris le chiffre sept au hasard. On peut lire que le sixième enfant, Heinrich Gustav est mort à Calveston, Texas, USA. (L'officier d'état-civil a fait une erreur car il n'y a pas de Calveston au Texas, mais Galveston). C'est celui qui se rapprocherait le plus de l'oncle du Panama :

Je suis boucher à Galveston
Les abattoirs sont à 6 lieues de la ville
C'est moi qui ramène les bêtes saignantes, le soir, tout le long de la mer
Et quand je passe les pieuvres se dressent en l'air
Soleil couchant ...

L'état-civil ne nous dit pas quelle était la profession de cet oncle. Ce pourrait être à partir de cet oncle que l'imagination de Cendrars a commencé à s'envoler. Ainsi, il n'a pas disparu dans le cyclone de 1895 mais est mort en 1900 (ailleurs Cendrars parle de cet oncle "emporté par le raz de marée qui a démoli Galveston, en 1901"). Quant au cinquième enfant, Johann Alfred, sur lequel l'état-civil ne possède aucune donnée autre que la date et le lieu de naissance, il pourrait avoir quelque affinité avec le septième oncle, celui dont :

On n'a jamais su ce qu'il est devenu
On dit que je te ressemble

Excepté ces quelques éléments, le nombre sept et ces deux oncles auxquels Cendrars a pu emprunter quelque chose, il faut se rendre à cette évidence : les sept oncles sont le pur produit de l'imagination de l'auteur.

Je crois qu'il faut être clair. On peut très bien admettre que l'imagination du poète, de n'importe quel poète, soit sans limites. Cet affranchissement de la réalité est peut-être même le propre de la poésie. Lorsque Rimbaud écrit dans le Bateau ivre :

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs,

Il ne viendrait à l'idée de personne, biographe ou pas, de prendre ce quatrain au pied de la lettre et de considérer que Rimbaud, parce qu'il emploie le "je", raconte quelque chose qui lui soit réellement arrivé. De même pour Cendrars : dans ses poèmes, le poète a tous les droits. Là où les choses déraillent c'est lorsque, dans la "vraie vie", il continue sur la même affabulation. On a vu que plusieurs fois, il a confirmé l'existence de ces sept oncles. Si Rimbaud avait vécu suffisemment longtemps pour cela et si un journaliste lui avait demandé "alors, vous avez donc dérivé sur un fleuve en Amérique du Nord et vous avez été attaqué par des Peaux-Rouges ?", qu'aurait donc répondu le poète ? Aurait-il fait comme Cendrars ou aurait-il dévié le problème et réussi en même temps à ne pas se renier ? On a l'impression que, pour donner plus de crédibilité à sa poésie, Cendrars ne fait plus la différence avec la réalité : il enrichit la légende qu'il s'est créée. On a déjà survolé ce problème avec l'épopée du Transsibérien et les affirmations de T'Serstevens. Il ne fait plus la différence entre le rêve et la réalité.

Du songe au mensonge, il n'y a qu'un pas.

 

 

 

 

Des grands-parents, plus que centenaires

 

Dans Bourlinguer, au chapitre intitulé "Gênes", Cendrars rapporte un dialogue avec Papadakis, le propriétaire du bateau sur lequel il travaille, où il parle de son grand-père (maternel, car du paternel il dit ne rien savoir hormis qu'il était vigneron) qui lui aurait payé un bateau.

- Mais je ne comprends pas. Pourquoi, ce bateau ?
- Pourquoi ? Mais grand-père ne faisait pas les choses à demi. Tu vas comprendre. Grand-père est mort à cent seize ans, grand-mère, six mois plus tard, à cent un. A eux deux ils avaient eu sept fils et trois filles.

(On retrouve là encore une référence aux sept fils, c'est-à-dire aux sept oncles).

Dans les entretiens radiophoniques avec Raymone, déjà cités, Blaise Cendrars parle de ses oncles qui sont partis aux quatre coins du monde.

- L'un est parti pour Bali, l'autre je ne sais où ...
- Dis-donc, le grand-père était très âgé à ce moment-là ?
- Mon grand-père est mort à cent dix-sept ans !
- Eh bien !...
- La grand-mère a cent et un ans.
- Personne ne le croira !
- Mais personne ne le croit et je certifie pourtant que c'est exact. (...)

Il se trouve que le document d'état-civil mentionné au paragraphe précédent permet de clarifier ces points. Le grand-père maternel de Cendrars, Johannes DORNER est né en 1821 et est mort en 1899, à 78 ans. Sa grand-mère, Maria Katharina BREITING est née en 1825 et est morte en 1909, à 84 ans. Celle-ci n'est pas morte six mois après son époux mais dix ans après.

Par rapport au cas des sept oncles, nous ne sommes pas là dans un contexte poétique. Bourlinguer nous est présenté comme un récit de la vie de Cendrars lui-même. C'est, dans tous les cas, ce que lui avait demandé son éditeur ainsi que nous le précise T'Serstevens dans son livre l'homme que fut Blaise Cendrars : Denoël lui a demandé une autobiographie, en lui laissant une totale liberté pour ce qui concernait le volume qu'elle couvrirait. Cendrars pouvait s'y étendre tout à loisir. Cela donnera la "tétralogie" : l'Homme foudroyé, la Main coupée, Bourlinguer et le Lotissement du ciel.

N'écrit-il pas dans Bourlinguer ? En d'autres termes donc, j'écris ma vie sur ma machine à écrire avec beaucoup d'application comme Jean-Sébastien Bach composait son Clavecin bien tempéré, fugues et contrepoint, et je dis que j'en ai encore pour dix ans à orchestrer les trois, quatre grands livres (des romans) qu'il me reste à écrire en dehors de mes souvenirs personnels. Mais je partage ma vie en deux séries, mes aventures en Occident (les trois Amériques), mes aventures en Orient (en Chine, où j'ai fait mes débuts).

Dans les entretiens à la radio, même si l'on sent que Raymone, en bonne comédienne, joue bien le jeu, il est entendu que Cendrars ne nous raconte rien d'autre que l'histoire de sa vie, "ses souvenirs personnels". Il y met de tels accents de sincérité que nous ne saurions en douter ...

 

Etudiant en médecine

Cela revient en maints endroits de son oeuvre, comme une antienne : Blaise Cendrars a été étudiant en médecine. Le fait qu'il répète cet épisode de sa vie exclut toute erreur possible de sa part et lui confère une quasi certitude.

Ainsi, dans Bourlinguer, il écrit : à l'époque j'étais étudiant en médecine, mais j'étais plus souvent à Paris, à Londres, à Berlin, voire à Saint Petersbourg où j'avais toujours un pied-à-terre qu'à Berne, où j'avais pris mes inscriptions à la Faculté et étais censé faire ma quatrième année.

En 1956, à un journaliste de Point de vue-Images du Monde, il répond : j'ai fait tous les métiers, j'ai vendu de tout, j'ai été Légionnaire durant la guerre de 14. J'ai commencé ma médecine (11 inscriptions à Berne, Suisse) mais ce milieu ne me plaisait pas et je partais toujours à l'aventure.

A la radio, à Michel Manoll qui lui demande :

- Vous avez été vous-même étudiant en médecine ?
- Diable oui, et je ne le regrette pas ! C'est amusant comme tout d'être étudiant en médecine. Cela pourrait durer toute la vie car on n'a jamais fini d'apprendre, d'étudier l'homme, cet inconnu. Mais il y a la Faculté, les examens ... la barbe !

 

Ayant contacté l'Université de Berne, en toute candeur, pour savoir combien de temps Cendrars avait été étudiant en médecine et jusqu'à quel niveau il avait poursuivi ses études, celle-ci me répondit :

Monsieur Sauser a été inscrit à la Faculté des lettres à notre Université du semestre d'été 1908 au semestre d'été 1910. En même temps Mlle Poznansky Felicia a été étudiante de la Faculté des lettres. Mais nous n'avons pas trouvé son nom parmi les étudiants de la médecine dans cette époque. Par conséquent nous ne pouvons vous donner des résultats d'examen médicale.

 

 

 

 

La mèche de Beethoven

En 1936, Bravig Imbs, poète Américain, publie un livre intitulé Confessions of another young man. Il y raconte, notamment, son séjour de quelques années à Paris vers 1924 et sa fréquentation du milieu littéraire et artistique autour de Gertrude Stein. On y rencontre ainsi un certain Blaise Cendrars qui faisait forte impression sur les artistes Américains.

Le texte cité se trouve au bas de la page 246 et en haut de la page 247 (dans sa version originale). Une version numérisée de la totalité de l'ouvrage est disponible sur Internet.

"A un moment donné Cendrars me montra un petit livre défraîchi. "Reculez-vous" ordonna-t-il et, ouvrant le livre, en retira une boucle de cheveux gris argenté pressée entre ses pages. "Voici une mèche de la chevelure de Beethoven" dit-il, "ma mère a étudié le piano avec lui jadis."
Il était extrêmement touchant de penser qu'une telle relique soit cachée dans un coin perdu de France. La mère de Cendrars était une femme extraordinaire "(...)

 

 

Ce que nos amis Américains ignoraient c'est que la mère de Cendrars, Marie-Louise Dorner, est née en 1850 et morte en 1908. Quant à Beethoven, il est mort en 1827, c'est-à-dire 23 ans ... avant la naissance de la mère de Cendrars.

C'est aussi à peu près à cette époque, en 1929 à l'occasion d'une party donnée chez Gerald Murphy, que Cendrars a rencontré John dos Passos. Michel Manoll le questionne à la radio.

- John dos Passos vous a consacré un chapitre dans Orient-Express et il vous appelle l'Homère du Transsibérien. C'est un ami à vous ?
- Quand John s'est marié j'étais dans le Périgord. J'étais en train de pondre mon bouquin sur Galmot. Il est venu en voyage de noces directement de New-York à Montpazier (...). Quand John dos Passos m'a annoncé son arrivée , j'ai dit à Mme Cassagnol : "J'ai des amis qui arrivent directement de New-York chez vous. Tâchez de vous distinguer." (...) Mme Cassagnol nous a fait manger de cette bonne cuisine périgourdine (...) Le huitième jour, le jour du départ du couple dos Passos, nous avons mangé un cygne sauvage. Je ne savais même pas qu'il y eût encore des cygnes sauvages en France, mëme des cygnes de passage.

 

Dans son livre The best Times (la belle vie) paru aux Etats-Unis en 1966, dos Passos relate son séjour à Montpazier chez Cendrars. Tout correspond à peu près. Mais ce qu'ils ont mangé ce jour-là était ... une oie sauvage.

 

 

 

L'affaire Walt Whitman

Le 1er avril 1913, Apollinaire consacre un article du Mercure de France aux obsèques de Walt Whitman, mort le 26 mars 1892. Cet article va déchaîner la critique et scandaliser aussi bien les Français que les Américains. Le poète Stuart Merrill écrit que la revue, en publiant des textes aussi fantaisistes, se discrédite. Apollinaire, qui ne cite pas ses sources, a écrit qu'après la mort de Walt Whitman, près de Camden dans le New-Jersey, on loua un grand terrain généralement occupé par des cirques ambulants. On y construisit trois pavillons, l'un pour le corps de Whitman, le second pour le barbecue, le troisième pour les boissons, whisky, bière, etc. Trois mille cinq cents personnes vinrent assister à ces funérailles. Il y eût de la musique. On fit ripalle et on but de grandes quantités d'alcool. Des amis de Whitman prirent la parole. Il y eût des bagarres et la police qui intervint arrêta cinquante personnes. En fin de journée, on alla au cimetière et les hommes qui portaient le cercueil étaient ivres ...

Apollinaire qui avait attendu que la polémique se calme, écrivit le 16 décembre 1913 dans la revue : J'ai rapporté le détail des funérailles de Walt Whitman tel que cela m'a été raconté en présence d'un jeune poète de talent, Monsieur Blaise Cendrars. Je n'y ai rien ajouté et rien retranché. Je croyais qu'il s'agissait là de faits indiscutablement connus en Amérique.

Apollinaire n'accuse pas directement Blaise Cendrars, mais en le citant comme présent lui aussi lorsque le témoin leur a rapporté les faits, pointe le doigt sur lui. Ce témoin a-t-il existé ? Tout laisse à penser que c'est Cendrars lui-même qui, de retour d'Amérique en 1911, a reçu ces informations d'un témoin qui se trouvait présent lors des obsèques. Les ayant racontées à Apollinaire, pensait-il que celui-ci en ferait un article ? Rien n'est moins sûr.

En vérité les choses se sont passées quelque peu différemment. Selon les dires du biographe de Whitman, David Reynolds, après que le corps du poète eût été exposé environ trois heures dans sa maison de Camden, un millier de personnes étant venues se recueillir, les funérailles eurent lieu tout à fait normalement, quatre jours après au cimetière Harleigh à Camden. Quelques temps plus tard se tint une autre cérémonie au cimetière, cérémonie au cours de laquelle ses amis prononcèrent des discours. On y joua de la musique et on servit des rafraîchissements (on ne parle pas d'alcool). Son ami, l'orateur Robert Ingersoll prononça son éloge funèbre.

Le scandale vient de la contraction de ces deux événements en un seul jour et des rajouts (alcool, barbecue, etc.) Qui a "transformé" la réalité ? Serait-ce Apollinaire qui aurait voulu provoquer cette affaire ? C'est peu probable. Le poète de Zone était certainement sincère, mais trop crédule. Et puis s'il avait commis cette falsification, en toute connaissance de cause, lui qui signait son article de son nom, courait le risque de voir le boomerang lui revenir dans la figure.

Chemin faisant sur les traces de Cendrars, je me suis demandé si, à un certain moment de sa vie, il avait basculé dans cette espèce de mythomanie ou bien si cela était inné. Je crois que là, nous tenons l'évènement datable le plus ancien où il transforme la réalité à sa guise, où il s'en persuade lui-même et où il demande à son auditoire de participer au même rêve éveillé. Cette période correspond aussi à celle où il s'est choisi un nouveau nom : 1912-1913. Il a 25-26 ans et il commence à écrire sa légende. 

 

Charlot

 

En de nombreux endroits, Cendrars nous dit avoir connu Charlot, à ses débuts, en Angleterre dans un music-hall où le comique se produisait.

Dans Trop c'est trop, il écrit : j'ai bien cru le reconnaître sous le maquillage ... lui ... un pauvre petit juif qui venait souvent à Kensington-road boire le thé dans notre chambre d'étudiant en fin de journée et qui, le soir, recevait des coups de pied au cul, un clown parmi d'autres clowns dans un brillant music-hall où Lucien Kra, le futur éditeur des surréalistes, triomphait comme champion du monde de diabolo et où, moi-même, je jonglais des deux mains car, alors, j'avais encore mes deux mains ... C'était vers 1909, je crois, au London-Pavillon, si je ne me trompe pas ... J'avais d'abord pris Charlot pour un autre, mon ami Joseph Perlberg, qui lui ressemblait beaucoup, comme moi étudiant en médecine, avec qui je lisais Schopenhauer dans la journée (...) le petit juif qui venait souvent boire le thé dans notre chambre à Londres est devenu le grand, l'immortel Charlie Chaplin.

Dans Aujourd'hui, il écrit :

Je vis Charlot.
C'était Lui.
Lui, le petit étudiant pauvre dont je partageais la misérable chambre, à Londres, vers, 1909, ce pauvre petit étudiant en médecine qui lisait Schopenhauer toute la journée et qui, le soir, encaissait des coups de pied au cul dans un brillant music-hall où Lucien Kra, aujourd'hui éditeur, triomphait comme champion du monde de diabolo et où je jonglais moi-même des deux mains, car alors, j'avais encore mes deux mains ...

Avec Michel Manoll, à la radio, il persiste et signe :

- Quels rapports entreteniez-vous avec lui (Charlot) quand vous étiez ensemble dans ce mucic-hall de Londres ?
- Aucun.
- Lui, était simplement un petit clown ?
- Un clown parmi cent autres.
- Vous avez travaillé quelques temps dans la même boite, puis vous vous êtes perdus de vue.
- Moi, j'ai fait quoi ... huit jours, quinze jours à Londres.
- Vous n'avez pas conservé de relations ?
- Aucune.
- Aucune ?
- Comme je m'étais improvisé jongleur, je jonglais et quand, des années plus tard, j'ai été amputé du bras droit et que je me suis trouvé à l'hôpital, eh bien je me suis remis à jongler de la main gauche (...)

T'Serstevens ne reprend pas ce point de détail dans son livre mais il me l'a affirmé (on l'a vu plus haut) : selon lui Cendrars n'a jamais connu Charlie Chaplin. Pouvons-nous nous y fier car dans son livre, T'Serstevens commet parfois quelques imprécisions. Par exemple il dit que le mariage de Cendrars et Raymone en 1949 a été rendu possible par le décès de Fela Poznanska en 1942. C'était ne pas savoir que Cendrars avait divorcé de sa première femme en 1937 et que dès cette époque, déjà, il pouvait épouser Raymone (on ne sait pas tout de ses amis ...) On trouvera la copie du jugement du tribunal en suivant ce lien. Il m'a dit aussi que Cendrars n'avait jamais joué de piano. Je ne le suis pas sur ce terrain. Les Inédits, publiés par Miriam Cendrars, nous apprennent qu'en 1907, il écrivait à Hélène, son amour de jeunesse : Je joue du piano. J'étudie la "Trauermarsch" de Chopin. Pourquoi devrions-nous le croire ? Parce que nous sommes avant la date charnière de 1912-1913 qui pourrait marquer le début de ses affabulations. En effet, rien avant cette date nous permet de douter de ce qu'il écrit.

Qu'en est-il pour Charlot ?

On sait que Charlie Chaplin a débuté à Londres, en 1908, dans la Fred Karno Company, où son frère, Sydney Chaplin qui y travaillait déjà, l'a fait engager. Charlie Chaplin y jouait un numéro avec un partenaire qui lui ressemblait comme son double, Arthur Jefferson qui, quelques temps plus tard prendra le pseudonyme de Stan Laurel et, encore un peu plus tard s'associera avec Oliver Hardy pour former le duo Laurel et Hardy. A Londres la troupe se produisait au Chelsea Palace, à l'Hippodrome ou au London Coliseum. En 1911, Chaplin accompagna la troupe pour une tournée aux Etats-Unis, où son talent fut remarqué par les cinéastes américains de Keystone et où sa carrière décolla très rapidement.

Il est étonnant que Cendrars ne parle jamais de Fred Karno, avec qui il devrait avoir eu des contacts si celui-ci l'avait engagé. Karno était un impresario connu dans le métier pour la qualité de ses spectacles et il est surprenant qu'il ait recruté Cendrars, un amateur débutant, qui dit s'être "improvisé jongleur", pour une ou deux semaines. Cendrars ne parle non plus jamais de Sydney, le frère de Charlie, qui occupait une place importante dans la compagnie, puisqu'il collaborait à l'écriture des spectacles avec Karno lui-même. Cendrars parle de Joseph Perlberg qui ressemblait beaucoup à Charlie Chaplin, mais il ne mentionne pas Arthur Jefferson (alias Stan Laurel) qui donnait pourtant un spectacle de mimétisme avec le futur Charlot. En revanche il parle de Simon Kra, qui était un authentique champion du monde de diabolo, mais il est peu probable que Kra ait travaillé avec Karno car, compte tenu de la notoriété internationale de Simon Kra, on devrait retrouver son nom sur les affiches ou les listes d'artistes ayant fait partie de la compagnie à un moment ou a un autre, ce qui n'est pas le cas.

En revanche, Cendrars répète toujours la même chose et, détail amusant, il utilise les même ingrédients mais en les assaisonnant différemment. Ainsi dans Trop c'est trop, c'est lui (Cendrars) qui est étudiant en médecine et qui lit Schopenhauer dans la journée. Dans Aujourd'hui, c'est Charlot qui est "un pauvre étudiant en médecine" (il n'a jamais été étudiant en médecine) et qui lit Schopenhauer toute la journée ...

Enfin, selon les Inédits, on remarquera qu'en 1909, il est étudiant à la Faculté des lettres de Berne et qu'il n'est nullement question de voyage en Angleterre, que Cendrars aurait peut-être eu du mal à payer, étant sans le sou à cette époque. Il correspond avec un certain Perlberg (qui, nous dit-il ailleurs "ressemble beaucoup à Charlot") qui lui a prêté de l'argent et qu'il a d'ailleurs du mal à rembourser. De là à prendre le sosie pour l'original ... Enfin, que serait-il allé faire en Angleterre, excepté honorer ce ... supposé contrat où il s'est improvisé jongleur pendant quinze jours ?

 

 

Des mémoires qui n'en sont pas ...

 

C'est Cendrars qui le dit lui-même à Michel Manoll :

- (...) Quand je me suis remis à écrire, à partir de 1943, je me suis mis à écrire cette série dont vous parliez l'autre jour, ce que vous appelez mes Mémoires, et qui sont des Mémoires sans être des Mémoires ...
- J'ai parlé de "Bourlinguer" ...

Au terme de ce voyage en Cendrarsie quel bilan tirer ? Par rapport à mon voeu initial, découvrir l'homme véritable sous les pages noircies par l'écrivain, je crois que j'ai été servi. L'avertissement que m'avait adressé T'Serstevens s'est vérifié être de plus en plus exact au fur et à mesure que j'avançais dans mon cheminement : Cendrars a imaginé une grande partie de la vie qu'il nous a racontée. Tout doit-il être mis en doute ? Probablement non. Mais comment savoir ce qui reste de vrai lorsque nous ne disposons pas d'éléments probants ? Cendrars brouille les pistes comme à dessein.

Les exemples qui ont été donnés au cours des pages précédentes ne visent pas à avoir fait le tour de la question. Qu'importe ? J'ai connu un mythomane, très talentueux, comme ils doivent l'être tous. A partir du moment où cette étiquette lui a été collée sur le front, il est devenu impossible de l'écouter sans prendre ses distances. Cendrars est un magnifique poète et un grand romancier. Dommage que ses textes "autobiographiques" n'aient pas été rangés dans la catégorie "romans". Moi, qui suis plus intéressé par la vérité que par la fiction, je ne cacherai pas que l'aboutissement de cette recherche a été une grande déception. C'est à partir de là que j'ai commencé à me méfier des mots qui pouvaient être infiniment trompeurs. Un écrivain qui décrit le monde sur sa feuille blanche pouvait donc mentir. Un peintre aussi, qui recompose le monde dans le silence de son atelier. Je me tournais alors vers la photographie qui, elle, s'évertuait à montrer le réel, tel que nous le voyons. Avec elle, au moins, un chat est un chat.

Je retrouvais là un des principes de base de la logique d'Aristote, le sage principe de non-contradiction : A est A et n'est pas non-A

 

Cendrars par Modigliani

 

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