Avec les Qashqai, nomades d'Iran. Avril 2011 (1)


 

Une aiguille dans une botte de foin

Tandis qu'à travers le hublot mon regard se perd quelques milliers de mètres plus bas sur les monts enneigés du Zagros, mon voisin, un cadre supérieur, s'est mis en devoir de lire bien ostensiblement l'article, encadré, d'un ayatollah, dont la photo trône au centre de l'article. Il a même poussé le scrupule jusqu'à se munir d'un stylo et à en souligner certains passages. Je ne sais s'il fait cela par réelle conviction ou pour donner le change vis-à-vis des autres passagers car se trouvant côté couloir et tenant son journal largement déployé en travers de l'allée, la moitié arrière de l'avion est témoin de son zèle. Je viens de ramener mon épouse, à Téheran, d'où elle s'est envolée pour la France. Dans moins d'une heure nous nous poserons à Shiraz et je suis encore perplexe sur la méthode à adopter pour entrer en contact avec les nomades Qashqai. La région est vaste et je pense que le mieux serait de disposer d'un véhicule pour procéder à quelques repérages. C'est pourquoi mes affaires déposées dans un petit hôtel proche de la grande avenue Zand (odeur d'égoûts garantie à tous les étages), je vais rendre une petite visite à une agence touristique trouvée sur Internet dont l'offre paraît assez large. Je demande au patron une voiture en lui expliquant mon programme : relier Persepolis à l'Est à Dalaki à l'Ouest. La raison en est simple. J'ai tracé cette ligne Est-Ouest sur ma carte car elle délimite, en gros, le Sud du Nord au sein du territoire Qashqai. Compte tenu du climat de cette année, dont j'ignore tout, il s'agit de savoir si les nomades sont encore au sud de cette ligne ou déjà au nord. Ce faisant, j'omets (volontairement) de parler au patron des Qashqai car je sais qu'il organise des "nomad tours" et je n'ai pas envie qu'il m'en vende un. J'imagine très bien ce que ces tours peuvent être avec repas, voire couchage sous la tente et danses folkloriques à l'appui. Nous arrêtons donc une voiture pour le lendemain, avec chauffeur, (en Iran, il n'est pas possible de louer une voiture sans chauffeur), nous tombons d'accord sur le prix, le chauffeur parlera anglais et viendra me chercher à l'hôtel à 7 heures.

Le lendemain après un petit-déjeûner constitué de pain et de bananes (l'hôtel ne fournit pas de petit-dejeûner) je me trouve devant l'entrée de l'hôtel à 7 h. moins le quart. Une voiture arrive. Le chauffeur se présente à moi. C'est un jeune homme agé d'une trentaine d'années, prénommé Abdullah. Une fois installés dans la voiture nous mettons au point ce que nous allons faire. Ayant écouté mon progamme, Abdullah est ennuyé. Selon lui, compte tenu du kilométrage et de la sinuosité des routes il ne pourrait être réalisé qu'en deux jours. Le patron ne s'est pas rendu compte de son ampleur. Il me faut donc revoir ma copie et jouer franc-jeu. Je lui explique la réalité de mon projet : Dalaki, Persepolis, les points placés sur cette ligne, cela m'est égal. Ce que je cherche ce sont les Qashqai en transhumance.

Alors que je parle, il se met à esquisser un sourire. Il est Qashqai lui-même ! me dit-il. Il connait la question. Il s'occupe d'ailleurs des "nomad tours" pour l'agence. Sont-ils au sud ou au nord de la ligne Persepolis-Dalaki ? Il réflechit. En fonction de ce qu'il a vu ces temps-ci sur la route, il pense qu'ils sont plutôt au sud. L'hiver a été froid cette année, au nord il y a encore de la neige et de la glace. Ceci confirme ce que m'a dit un habitant de Soush, près de la frontière irakienne, rencontré à la station de bus quelques jours plus tôt : l'hiver a été rude. Peut-être sont-ils en train de franchir cette ligne mais vraisemblablement, ne devraient pas en être beaucoup éloignés. Il pense que la meilleure approche serait d'aller vers l'Ouest de Shiraz, à Kazerun, où il a vu, la semaine dernière des déplacements nomades.

En route nous faisons connaissance et parlons de nos familles respectives. Lui, est célibataire, il vit avec ses parents. Originaire de Shiraz, il n'a jamais pratiqué le nomadisme. Quand nous approchons de la région, située à une centaine de kilomètres de Shiraz, sa méthode est la suivante. Lorsqu'il aperçoit un troupeau de moutons et de chèvres gardés par un berger, il arrête la voiture et va interroger le berger. Il demande si ce dernier a vu, au cours des deux ou trois derniers jours une formation de nomades, et si oui, dans quelle direction ils se dirigeaient. Il fait cela à trois reprises. Parfois le troupeau est fort loin et pour l'atteindre, parlementer avec le berger et revenir à la voiture, cela peut prendre une demi-heure. Il finit néanmoins par glaner quelques indications. Nous revenons en arrière sur deux ou trois kilomètres, nous nous engageons sur une piste terreuse et aboutissons à deux installations nomades. Il arrête la voiture et va parlementer. Il m'a demandé de rester dans la voiture, en un premier temps. Il revient une dizaine de minutes plus tard et me dit que nous ne pouvons pas y aller car les hommes ne sont pas là : cela ne se fait pas pour des inconnus de rendre visite aux femmes en l'absence des hommes. Nous allons au campement suivant. Il y a des hommes mais ils viennent juste d'arriver. Ils ont à peine eu le temps de monter une tente militaire pour s'abriter du soleil et ranger quelques affaires. Ils étalent un tapis, non loin de la tente, en plein soleil, et nous offrent le thé. Abdullah s'entretient avec eux et me fait la traduction. A part une femme qui est à l'extérieur, occupée à courir derrière ses chèvres, il me semble que les plus jeunes sont restées cachées dans la tente. Je crois avoir entrevu une main soulevant le battant, laissant apparaître un vêtement aux couleurs vives. D'ici quelques semaines, nous disent-ils, la vaste plaine en bordure de laquelle ils se sont installés sera couverte de campements nomades. Mais personne ne peut dire exactement quand : dans trois jours, dans une semaine ou dans deux semaines ...

Avec Abdullah, mon guide-chauffeur (à droite), lors du premier contact avec les Qashqai

 

Nous prenons congé. Après avoir roulé une heure, Abdullah repère une petite installation. Nous quittons la grande route pour nous engager sur une mauvaise piste. Maintenant que je sais qu'Abdullah utilise sa propre voiture et non pas celle de l'agence, cette voiture n'étant pas un tout-terrain, je lui demande de nous arrêter là et de continuer à pied. Il me remercie de cette attention. Alors que nous marchons depuis quelques minutes sur cette piste, arrive un pick-up bleu, abondamment chargé. Abdullah s'entretient avec le conducteur. Cette installation appartient à l'homme : terres ainsi qu'une petite maison en briques jaunes. Il y a du monde dans la maison. Au passage il lance quelques ordres en direction de l'habitation. Contrairement à ce que j'ai pu penser en premier lieu, les occupants de la maison, qui sont restés cachés, ne sont ni sa femme ni ses enfants mais des ouvriers agricoles qu'il emploie sur ses terres. Nous rejoignons son cousin sous une tente de toile au sommet d'une butte. Tout à côté, dans un enclos grillagé, est parqué un troupeau de chèvres et de moutons. Ils sont Qashqai tous les deux. Comme beaucoup d'entre eux, ils sont en voie de sédentarisation. Lorsque la région deviendra trop chaude et trop sèche pour leurs bêtes alors ils se mettront en route vers le nord. Ils nous offrent le thé. Abdullah discute avec eux pour obtenir davantage d'informations. Son identité Qashqai lui ouvre les portes, d'une manière inespérée. Je leur demande s'ils sont heureux et s'ils se sentent libres. Ils répondent que compte tenu de la situation actuelle où la majorité des gens a des difficultés à joindre les deux bouts, ils ne s'estiment pas malheureux. Ils tirent un assez bon rapport des bêtes qu'ils vendent pour la viande et puis ... ils sont libres. Ils n'ont pas de patron, ils s'organisent comme ils l'entendent, à l'heure de leur choix. Nous les quittons.

Sur le chemin du retour pour Shiraz, il est 16 h. et je suis perplexe. Le bilan de la journée a été maigre. Je ne sais par quel bout continuer la recherche. Je ne me vois pas refaire une journée comme celle-là avec d'aussi piètres résultats. Et puis vers 17 h. alors que nous n'y croyons plus, la chance nous sourit. Abdullah ralentit. A la différence des autres troupeaux aperçus, il repère des ânes lourdement chargés de sacs ainsi que de nombreux nomades, en plusieurs groupes. Nous allons parler avec eux. Il leur explique ce que je veux faire. Ca ne leur pose pas de problème. Si j'avais eu mon équipement avec moi, il aurait pu me laisser là. Un Qashqai lui explique quel est leur itinéraire. Demain matin ils seront derrière la montagne en direction du nord, donc si je m'y trouve je pourrais me joindre à eux. Nous repartons. Sur le chemin du retour, Abdullah m'explique que je devrais me trouver en un point que je situe à 75 km à l'ouest de Shiraz, en direction de Kazerun. Je mémorise à quoi ressemble le paysage alentour. Nous sommes à un col. Abdullah me montre une piste de terre qui grimpe jusqu'au col. Il pense que les nomades passeront par là. S'il ne pouvait m'amener jusque là, je saurais me débrouiller. Lui serait d'accord pour m'y déposer, mais il ne sait si son patron a planifié un travail pour lui ou pas demain matin. De retour à Shiraz nous passons par l'agence. Le patron s'est absenté une heure environ. Je vais me doucher à l'hôtel et j'en profite pour faire un peu de lessive. De retour à l'agence je vois le patron : c'est OK pour demain, Abdullah pourra me conduire au point de passage des nomades. Il me prendra demain matin à 7 heures devant l'hôtel. Abdullah m'a demandé de quelle façon je comptais rejoindre Shiraz lorsque j'aurais fini mon parcours avec les nomades. Je lui dis que ne sachant pas exactement où je serais, le mieux serait de me faire indiquer la grande route. Une fois là, je tacherais d'arrêter un bus. Il me confirme qu'en Iran il est possible d'arrêter un bus, sur la route, n'importe où, en lui faisant signe. Je lui dis qu'éventuellement, je pourais aussi faire de l'auto-stop. Il me déconseille de monter avec n’importe qui : les bus, les minibus, oui; mais surtout pas les camionneurs. Il me conseille également de ne rien emporter ayant quelque valeur avec moi, pas de bijou, le minimum d’argent, rien de visible qui puisse attirer la convoitise. Je ne sais pas s‘il me dit cela par rapport aux Qashqai ou pour les mauvaises rencontres possibles ... Il jette un coup d’œil à ma montre, mon alliance et les juge assez passe-partout. Pour le reste, s’il y en avait, il pense que le mieux est de le laisser au coffre de l’hôtel. Le problème (je ne le lui dis pas) est que je n’ai aucune confiance en l’hôtel où je me suis installé, et particulièrement en son patron. Cet établissement, d’assez basse catégorie, me convient néanmoins car, bien situé au centre de Shiraz, à deux pas de la citadelle de Karim Khan, ses chambres sont à un prix défiant toute concurrence, la literie est d’une propreté (relativement) correcte … Quelques jours plus tard je ferais la connaissance d’une jeune française, Bérénice, qui a fui sa chambre envahie par une cohorte de cafards et qui est allée se réfugier dans la chambre d’un jeune voyageur coréen auquel elle a demandé une hospitalité ... qu'il lui a aimablement consentie. Conservant ma chambre en mon absence, tandis que je serais dans la nature avec les nomades, je réfléchis à une cache possible (sous le matelas, dans le frigo …) mais n’en trouve pas. Même si j’emporte la clef avec moi, je suis quasiment certain que le patron doit en détenir un double. Finalement je pense que là où mon argent sera le plus en sécurité ce sera … sur moi. Le problème est que l’Iran n’accepte aucune carte de crédit occidentale, qu’un étranger ne peut rien payer par carte de crédit, ni même procéder à quelque retrait d’argent que ce soit au cours de son voyage : il doit donc avoir (presque) en permanence son cash sur lui, ce qui apparente les voyageurs - compte tenu du niveau de vie moyen du pays - à des espèces de coffre-forts ambulants. Dans la soirée je suis allé faire quelques provisions en vue des jours prochains. Sur les étagères d’une épicerie, j’ai raflé deux ou trois cakes et deux paquets de cacahuètes.

Puis je suis retourné dans ma chambre faire mon paquetage, l’allégeant de tout ce qui pourrait être superflu. Je juge que le froid sera modéré, je ne prévois donc rien pour les températures extrêmes que je ne pense pas rencontrer. En cas de contrôle policier, j’emporte une photocopie de mon passeport, l’original étant retenu en garantie par la direction de l’hôtel. Ne disposant pas des outils adéquats je bataille ensuite un bon moment sur la clef de la chambre que je veux emporter avec moi, pour la séparer de son lourd porte-clef en bronze destiné justement à empêcher le client distrait de … partir avec la clef.

Le lendemain, lorsque je descends devant l’hôtel à sept heures moins le quart, Abdullah est déjà là. Il fait frais. Nous nous mettons en route. Une heure plus tard, à peu près, nous arrivons sur la zone voulue. Abdullah s’arrête un peu avant le point convenu et s’engage sur une piste qu'il parcourt sur 200 ou 300 mètres. Il pense qu’il vaut mieux s’assurer d’abord que les nomades ne sont pas déjà passés par là. Nous laissons la voiture et continuons à pied. Je cherche sur le sol des crottes de chèvres ou de moutons. En ayant trouvé, je les ouvre avec une pierre. Elles me paraissent trop sèches pour dater de ce matin. Je livre à Abdullah mon diagnostic. Tandis que je reprends la marche mon guide est resté immobile, l’index levé. "Vous entendez ?" dit-il. Pas très loin on entend des centaines de clochettes et, par derrière en bruit de fond, comme une mer de bêlements. Cela semble tout proche, en amont de nous, et pourtant nous ne voyons rien. Nous décidons de monter sur une petite hauteur, à 100 ou 200 mètres de là. Au sommet de cette butte, nous apercevons le troupeau plus ou moins dissimulé dans le feuillage de la forêt mais, nous avons beau chercher, ni lui ni moi, ne distinguons d'âne. Il ne s'agit donc, vraisemblablement pas des nomades, mais d'un berger de la région faisant paître son troupeau. Abdullah me demande ce que j'en pense. Mon avis est que nous sommes trop bas. Il nous faudrait remonter au col. Là, la vue porte loin et en ouvrant nos oreilles, peut-être parviendrons-nous à repérer quelque chose. C'est ce que nous faisons. Et là, à peine arrivés, nous tombons sur plusieurs pick-up arrêtés sur le bas-côté de la route tandis que le troupeau est conduit sous la grande route par une grosse canalisation d'écoulement d'eaux pluviales. Plusieurs nomades sont en train de procéder à cette opération, encourageant les bêtes avec force cris et veillant à ce qu'aucune récalcitrante ne s'égare sur la chaussée où circulent de nombreux véhicules. Abdullah parlemente avec les bergers. Ce ne sont pas les même que ceux que nous avons vu hier soir mais ils font partie du même déplacement. Abdullah me présente les plus anciens qui sont les chefs de la tribu. L'un d'eux comprend et parle même un peu l'anglais. Il me demande de rester avec ce groupe car je ne serais peut-être pas accepté par les autres groupes. Nous leur disons que j'ai une tente "man tchador doram" (j'ai une tente - un tchador est une "tente" de visage) ainsi que ma nourriture. Les Qashqai ont repris leur marche sur la piste caillouteuse. Abdullah me dit qu'il faut que j'y aille car le troupeau qui ferme la marche est en train de passer. Je mets mon sac à dos. Je le sens un peu inquiet pour moi. Je le remercie chaleureusement. Sans lui, je n'en serais pas là aujourd'hui. Nos chemins se séparent là.

J'attaque la marche. Nous sommes sur une piste poussièreuse emplie de blocs de pierre. Le groupe auquel je me suis joint est composé d'un couple assez âgé. Lui, boite d'une jambe et n'arrête pas de crier des ordres à ses bêtes et parfois d'emettre des sons étranges. Cela pourrait ressembler à quelque chose comme : "Christian ! ... Pitiak ! ... Frrrttt ! ..." La séquence est répétitive. Il la ponctue parfois de sifflements stridents. Comme la côte se fait raide, je lui demande son âge. "70 ans" me dit-il. Il s'appelle Khodo Khoz. Sa femme est souvent à l'avant du troupeau. Bien qu'âgée, elle aussi, elle a fière allure, parfois juchée sur son âne, dans ses habits Qashqai.

 

 

 

Au passage des routes il faut être particulièrement vigilant et empêcher les bêtes de s'echapper sur l'asphalte

 

Néanmoins une inconsciente veut tenter l'aventure ...

 

... aussitôt rappelée à l'ordre par le berger Qashqai !

 

Qashqai (suite)

Visages de l'Iran 2011
Home page / Page d'Accueil


.